## Armée d'Aaron
(Remarques de Carl Malamud au mémorial d'Aaron Swartz à « Internet Archive » le 24 janvier 2013)
Ne pensez pas un instant que le travail d'Aaron sur JSTOR était un acte hasardeux d'un hacker isolé, un gros téléchargement un peu fou, fait sur un coup de tête.
JSTOR faisait depuis longtemps l'objet de sévères critiques sur le net. Larry Lessig a désigné JSTOR comme une offense morale dans un discours et je suppose que je dois avouer qu'il me citait. Nous n'étions pas les seuls à souffler sur ces flammes.
Séquestrer le savoir derrière des murs payants -- rendant les journaux scientifiques disponibles seulement pour quelques gamins suffisamment chanceux pour être dans des universités huppées et faisant payer 20$ par article pour 99% d'entre nous -- était une plaie purulente. Cela a choqué beaucoup de gens.
Beaucoup de gens ayant écrit ces articles ont été embarrassés que leur travail soit devenu une marge de profit de quelques-uns, d'un club privé du savoir.
Beaucoup d'entre nous ont aidé à souffler sur ces flammes. Beaucoup d'entre nous se sentent coupables aujourd'hui d'avoir soufflé sur ces flammes.
Mais JSTOR était juste une bataille parmi de nombreuses autres. Ils ont essayé de faire passer Aaron pour une sorte de hacker solitaire, un jeune terroriste qui a cédé à une folie meurtrière d'IP qui a causé 92 millions de dollars de dommages.
Aaron n'était pas un loup solitaire, il faisait partie d'une armée, et j'ai eu l’honneur de servir avec lui pendant une décennie. Vous avez entendu beaucoup de choses à propos de sa vie remarquable, mais cette nuit je veux mettre l'accent sur une seule d'entre elles.
Aaron faisait partie d'une armée de citoyens qui pensent que la démocratie fonctionne seulement quand les citoyens sont informés, quand nous connaissons nos droits -- et nos obligations. Une armée qui pense que nous devons rendre la justice et le savoir disponibles pour tous -- pas uniquement à ceux bien nés ou à ceux qui ont attrapé les rênes du pouvoir -- afin que nous puissions nous gouverner nous-mêmes avec plus de discernement.
Il faisait partie d'une armée de citoyens qui rejettent les rois et les généraux et croient au consensus majoritaire et au code qui fonctionne.
Nous avons travaillé ensemble sur une douzaine de bases de données gouvernementales. Quand nous travaillions sur quelque chose, les décisions que nous prenions étaient mûrement réfléchies. Notre travail prenait souvent des mois, quelquefois des années, quelquefois des décennies, et Aaron Swartz n'a pas eu l'occasion de faire un service sur plusieurs décennies.
Nous nous sommes intéressés et avons tâtonné avec la base de données de Copyright des États-Unis pendant longtemps, un système si vieux qu'il fonctionnait toujours avec WAIS. Le gouvernement avait -- croyez-le ou non -- protégé par copyright la base de données de copyright. Mettre sous copyright une base de données décrite précisément dans la constitution des États-Unis est quelque chose que je n'arrive pas à concevoir, mais nous savions que nous jouions avec le feu en violant ses conditions d'utilisation, donc nous étions prudents.
Nous nous sommes emparés de ces données et elles ont été utilisées pour approvisionner l'« Open Library » ici à l'« Internet Archive » et elles ont été utilisées pour approvisionner « Google Books ». Et, nous avons reçu une lettre de l'Office du Copyright renonçant au copyright sur cette base de données de copyright. Mais avant que nous fassions cela, nous avons dû parler à beaucoup de juristes et faire attention au gouvernement qui faisait pression sur nous pour téléchargement massif, malveillant et prémédité.
Il n'y avait pas d'acte d'agression aléatoire. Nous travaillions sur des bases de données pour les rendre meilleures, pour améliorer le fonctionnement de notre démocratie, pour aider notre gouvernement. *Nous n'étions pas des criminels.
Quand nous avons mis à disposition 20 millions de pages de documents provenant de la cour fédérale des États-Unis, en les extirpant du mur de paiement PACER de 8 centimes par page, nous avons trouvé que ces documents publics étaient infestés de violations de la vie privée : des noms d'enfants mineurs, des noms d'informateurs, des dossiers médicaux, des dossiers de santé mentale, des comptes financiers, des dizaines de milliers de numéros de sécurité sociale.
Nous étions des dénonciateurs[1] et nous avons envoyé nos résultats aux Juges en Chef de 31 cours fédérales et ces juges ont été choqués et consternés et ils ont corrigé ces documents et ils ont crié sur les juristes qui les ont écrit et la Conférence Judiciaire des États-Unis changea ses règles de protection de la vie privée.
Mais savez-vous ce que les bureaucrates travaillant dans le service administratif des tribunaux des États-Unis firent ? Pour eux, nous n'étions pas des citoyens qui ont rendu des données publiques meilleures, nous étions des voleurs qui ont pris 1,6 millions de dollars leur appartenant.
Donc ils ont appelé de FBI, ils ont dit qu'ils avaient été hackés par des criminels, par un gang organisé qui mettait en danger leurs 120 millions de dollars de revenus annuels issu de leur vente de documents gouvernementaux publics.
Le FBI s'est installé à l'extérieur de la maison d'Aaron. Ils l'ont appelé par téléphone[2] et ont essayé de le duper pour qu'il accepte une entrevue sans son avocat. Le FBI installa deux agents armés[3] dans une salle d’interrogatoire avec moi pour aller dans le fond de cette conspiration présumée.
Mais nous n'étions pas des criminels, nous étions seulement des citoyens.
Nous n'avions rien fait de mal. Ils n'ont rien trouvé d'anormal. Nous avions fait notre devoir en tant que citoyens et l'investigation du gouvernement n'a montré aucune preuve de considération pour cela à part un gaspillage de beaucoup de temps et d'argent.
Si vous voulez obtenir un effet dissuasif, asseyez quelqu'un avec deux agents fédéraux qui ont tendance à exagérer, pendant un moment, et voyez avec quelle rapidité son sang se glace.
Il y a des gens qui font face au danger tous les jours pour nous protéger -- les officiers de police et les pompiers et les travailleurs dans les services de secours -- et je suis reconnaissant et stupéfait du travail qu'ils accomplissent. Mais le travail que des gens comme Aaron et moi ont fait, lancer des DVD et exécuter des scripts shell sur des données publiques, ne devrait pas être une profession dangereuse.
Nous n'étions pas des criminels, mais il y a eu des crimes qui ont été commis, des crimes à l'encontre de l'idée de ce qu'est la justice.
Quand l'avocat des États-Unis dit à Aaron qu'il devait plaider coupable pour 13 crimes pour tentative de diffusion du savoir avant même qu'elle envisage un arrangement, c'était un abus de pouvoir, un usage abusif du système judiciaire, un crime contre la justice.
Et l'avocat des États-Unis n'a pas agi seul. Elle fait partie d'une bande déterminée à protéger la propriété et pas les gens. Dans tous les États-Unis, ceux qui n'ont pas d'argent n'ont pas accès à la justice et font face à ces abus de pouvoir tous les jours.
C'était un crime contre la connaissance quand une société à but non lucratif comme JSTOR, chargée de faire avancer la connaissance, a transformé un téléchargement qui n'a causé aucun mal ni aucun dégât en un procès fédéral de 92 millions de dollars.
Et le monopole de JSTOR sur le savoir n'est pas un cas isolé. Dans tous les États-Unis, des sociétés ont dressé leurs barrières dans les domaines de l'éducation : des universités à but lucratif qui volent nos vétérans, des organismes de standardisation à but non lucratif qui rationnent les codes de sécurité public tout en payant des salaires de plusieurs millions de dollars, et des conglomérats multinationaux qui mesurent la valeur d'articles scientifiques et de données légales par les marges brutes qu'ils peuvent en tirer.
Dans l'affaire JSTOR, la posture excessivement agressive des procureurs du ministère de l'Intérieur et des fonctionnaires de police était-elle une vengeance parce qu'ils ont été embarrassés que -- selon leur point de vue du moins -- nous sommes d'une certaine manière partis avec quelque chose dans l'incident du PACER ? La poursuite judiciaire impitoyable de JSTOR était-elle la revanche de bureaucrates embarrassés parce qu'ils ont eu l'air idiots dans le New York Times, parce que le Sénat des États-Unis les a sévèrement réprimandé ?
Nous ne connaîtrons probablement jamais la réponse à cette question, mais il semble de manière assez certaine qu'ils aient détruit la vie d'un jeune homme en faisant un abus de pouvoir mesquin. *Cela ne relevait pas du domaine criminel, Aaron n'était pas un criminel.
Si vous pensez posséder quelque chose et je pense que cette chose est publique, je suis plus que content de vous rencontrer dans un tribunal et -- si vous avez raison -- j'accepterai d'être puni si je vous ai causé du tort. Mais quand nous mettons des représentants de la loi armés sur le dos de citoyens qui tentent d’accroître l'accès au savoir, nous avons transgressé le principe de la loi, nous avons profané le temple de la justice.
Aaron Swartz n'était pas un criminel, c'était un citoyen, et c'était un courageux soldat dans une guerre qui continue aujourd'hui, une guerre dans laquelle des profiteurs corrompus et vénaux essayent de voler et réserver et affamer notre domaine public pour leurs propres gains privés.
Quand des gens essayent de restreindre l'accès à la loi, ou lorsqu'ils essayent d'accumuler les péages sur les routes du savoir, ou lorsqu'ils refusent l'éducation à ceux qui n'en n'ont pas les moyens, ces gens sont ceux qui devraient affronter le regard sévère d'un procureur public scandalisé.
Ce que le ministère de l'Intérieur à infligé à Aaron pour avoir tenté de rendre notre monde meilleur est la même chose que ce qu'ils peuvent vous infliger. Notre armée n'est pas un loup solitaire, c'est des milliers de citoyens -- beaucoup d'entre vous dans cette salle -- qui se battent pour la justice et la connaissance.
Je dis que nous sommes une armée, et j'utilise ce mot avec discernement parce que nous faisons face à des gens qui veulent nous emprisonner pour avoir téléchargé une base de données pour l'examiner de plus près, nous faisons face à des gens qui croient qu'ils peuvent nous dicter ce que nous pouvons lire et ce que nous pouvons dire.
Mais quand je vois notre armée, je vois une armée qui crée plutôt qu'une armée qui détruit. *Je vois l'armée de Mahatma Gandhi marchant en paix vers la mer pour faire du sel pour les gens. Je vois l'armée de Martin Luther King marchant en paix mais avec détermination vers Washington pour réclamer leurs droits parce que le changement n'arrive pas sur les roues de l'inévitabilité, il vient grâce à une lutte permanente.
Quand je vois notre armée, je vois une armée qui crée de nouvelles perspectives pour les pauvres, une armée qui rend notre société plus juste et plus équitable, une armée qui rend le savoir universel.
Quand je vois notre armée, je vois des gens qui ont créé Wikipédia et l'« Internet Archive », des gens qui ont programmé GNU et Apache et BIND et LINUX. Je vois des gens qui ont créé l'EFF et Creative Commons. Je vois les gens qui ont créé notre Internet comme un cadeau à notre monde.
Quand je vois notre armée, je vois Aaron Swartz et mon cœur est brisé. Nous avons vraiment perdu l'un de nos meilleurs anges.
Je souhaiterais que nous puissions changer le passé, mais nous ne le pouvons pas. Mais, nous pouvons changer le future, et nous le devons.
Nous devons le faire pour Aaron, nous devons le faire pour nous-même, nous devons le faire pour faire de notre monde un endroit meilleur, un endroit plus humain, un endroit où la justice fonctionne et où l'accès au savoir est un droit de l'homme.
## Notes de bas de page
[1]: <https://public.resource.org/uscourts.gov/>
[2]: <https://public.resource.org/aaron/pub/msg00693.html>
[3]: <https://public.resource.org/aaron/pub/msg00707.html>
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