Pour Bernard Stiegler, il parle du numérique comme un médicament nécessitant une posologie (procédure d'utilisation), sans quoi ce serait un danger. Je suis tout à fait d'accord, mais c'est bon pour tout : je te donne une cuillère, mais si tu l'avales ou si tu l'utilises pour arracher l'oeil de ton voisin, ta cuillère est alors source de danger car étant une arme potentielle. On pourrait me retoquer que la cuillère n'est pas autonome, mais dans ce cas je parlerais des chiens : non seulement on retrouve l'idée que tout dépend de comment on les élèvent (allez dire qu'un chien d'aveugle est potentiellement un danger public), mais en plus initialement ce sont des loups, dangereux pour l'homme, qui ont fini par être apprivoisés par l'homme. Donc même si le côté dangereux est avéré, voire même fatal au niveau individuel, ça n'en prouve pas pour autant un côté fatal pour l'espèce humaine dans son ensemble.
Il parle aussi d'une dilution de responsabilité, mais ça on le fait déjà avec des humains : on met en place une hiérarchie tellement longue qu'au final le service client, avec qui le client interagit, n'a juste aucune responsabilité si ce n'est de sourire et ne pas insulter le client quand celui-ci l'engueule comme du poisson pourrit parce qu'il ne peut rien faire pour lui. La dilution de responsabilité, on sait donc déjà comment faire, pas besoin des machines pour ça. Il ne tient qu'à écrire noir sur blanc, au niveau de la loi, que les conséquences d'une décision prise par une machine est distribuée, de telle ou telle manière, sur son utilisateur ou sur son fabricant. Associé à des peines et de l'éducation, ce n'est qu'une nouvelle norme sociale à faire passer dans les moeurs. Rien de bien difficile : on met en place et on prend le temps nécessaire pour que la mayonnaise prenne. On aura toujours des
outsiders (i.e. hors-la-loi), mais d'un point de vue général la dilution de la responsabilité n'a rien d'insolvable.
Il mentionne par ailleurs l'exemple de la correction automatique, qui fait qu'on en perd l'initiative de la correction manuelle, ce qui fait que dès qu'on n'a plus cette correction automatique on finit par écrire avec plein de fautes. Ça rejoint la dilution de responsabilité mais ça reste assez différent, dans le sens où on touche là non pas à une responsabilité (ce qu'on attend de toi) mais à une capacité, initialement naturelle (à force de corriger par nous-même, on finit par ne plus faire de faute) qui fini par être déléguée à une entité externe (le correcteur automatique), ce qui nous fait perdre la capacité associée. Je suis tout à fait d'accord, mais encore une fois c'est une question d'utilisation de l'outil : l'outil permet justement de combler le manque de capacité, si on ne manque pas ou ne veut pas manquer de cette capacité, et bien on la travaille. Moi j'active la détection de faute mais pas la correction elle-même, comme ça ça m'aide à trouver les fautes mais c'est toujours moi qui les corrige, on est donc là sur un renforcement de la capacité, et non une perte. On voit donc bien qu'il s'agit d'utiliser les bons outils correctement. Le problème de la dilution de responsabilité me semble être plutôt de ce côté là : utiliser un outil d'une mauvaise manière et dire que c'est l'outil ou son concepteur qui sont responsables. On le fait depuis longtemps, mais c'est de l'ordre de l'irresponsabilité voire de la mauvaise foi. Pas besoin des robots pour ça.
Par contre après on entre dans un discours un peu capillotracté : l'écriture peut détruire le savoir, l'écriture est à la base du capitalisme, ... j'avoue avoir du mal à comprendre l'idée qu'il a derrière la tête. En particulier, quand il dit que c'est parce que les méthodes de calcul sont imprimées que l'impression et donc l'écriture sont à la source du capitalisme, je trouve qu'il essaye de faire passer des liens tout à fait secondaires comme des liens primordiaux... Alors après il critique justement tous ces automatismes (Google, trading, etc.) qui mènent à des catastrophes, mais au final il ne fait que critiquer la mauvaise utilisation d'outils. On est encore sur de l'irresponsabilité manifeste : on a vu qu'on pouvait obtenir ça en utilisant tel outil à tel endroit et de telle manière, mais on n'a pas réfléchit plus loin, et c'est après coup qu'on se rend compte du "bordel", ce à quoi on répond "c'est la faute de l'automatisme". Pour le reste, il semble que je n'ai pas le background requis pour en comprendre l'intérêt et la sagesse, vu qu'il me semble virer d'un sujet à l'autre de manière assez aléatoire. La session question-réponse me semble aussi assez fuyarde et assez illustrative du manque de solidité de son discours.
Ton second lien, que tu résumes par "monétisation de la dégradation du langage par Google", est aussi une perspective biaisée : Google n'a aucun intérêt à ce que le langage soit dégradé, ni amélioré d'ailleurs, mais standardisé. Et cela vaut pour toute méthode, car la standardisation vise justement à la généralisation vers le plus grand nombre, en effaçant les petites différences non rentables. Oui c'est dirigé par la rentabilité, mais c'est le cas de toute entreprise. Tout comme on standardise le service après vente via les procédures de questions-réponses ou l'obsolescence programmée. Le premier permet de répondre plus vite aux demandes, le second de s'assurer des ventes sur le long terme et, par voie de conséquence, de diminuer les prix de ventes au consommateur. On pourra bien entendu reprocher au premier le fait que les demandes les plus simples soient traitées de manière au final plus complexes, et que le second n'est pas écologique. Mais dans tous les cas, ces méthodes sont mises en places pour améliorer le contrôle du processus. On ne cherche pas à détruire la planète, ni à complexifier les demandes simples, ce sont des conséquences additionnelles à celles prévues et souhaitées. Et c'est en ce sens que je trouve ton résumé malhonnête : non Google ne monétise pas la dégradation de la langue, il monétise le contrôle de son produit et de ses ventes. La dégradation de la langue est une conséquence très probablement non prévue (comme beaucoup d'autres) qui mérite qu'on s'y penche pour trouver d'autres façons de faire. Mais d'ici là, libre à chacun d'utiliser d'autres moteurs de recherche si cela ne leur plaît pas. Mais s'il est facile de critiquer Google, au moins arrangeons nous pour ne pas le critiquer sur des choses que rien ne montre qu'il l'a souhaité.
Le dernier article est au sujet de la perte d'emploi à tous les niveaux, et ça je suis tout à fait d'accord. Par contre, je citerai particulièrement ce passage :
Il y a quelque chose de profondément rassurant à l’idée que la technologie pousse les travailleurs à des occupations plus élevées. Cela rassure nos inquiétudes sur la perte d’emplois et la baisse des salaires. “L’échelle de l’occupation humaine va toujours vers le haut, qu’importe la hauteur à laquelle nos machines grimpent, il y aura toujours un autre échelon pour nous”. Mais ne sommes-nous pas là face à un fantasme ? Le problème avec ce “mythe de l’échelle sans fin” repose sur le flou de la revendication… Qu’est-ce qu’un travail de plus grande valeur ? Est-ce une valeur pour l’employeur ? Pour l’employé ? Est-ce une valeur en terme de productivité ? De profit ? De compétence ? De satisfaction ?…
Non seulement ces valeurs sont différentes, mais elles sont souvent en conflit, rappelle Nicholas Carr. Si l’automatisation peut améliorer le travail, le rendre plus stimulant et intéressant, une machine trop sophistiquée peut aussi générer de la déqualification, transformant un artisan compétent en opérateur de machine modérément qualifié.
La partie en gras est le point important : qu'on parle de productivité, de profit ou de compétence, au final on parle de choses qui se recoupent pour beaucoup. En effet, on peut augmenter ses
compétences (en rapidité ou en qualité), ce qui permet d'augmenter le
profit (augmenter le volume de vente, augmenter les prix de vente, diminuer les coûts de production), ce qui amène
par définition a plus de
productivité. Là où ça coince, c'est quand on parle de
satisfaction, où là on parle de valeurs personnelles. Et là où ça entre en conflit, c'est que la satisfaction dépend de l'individu producteur, alors que les ventes dépendent avant tout de ce que
les autres sont prêts à mettre pour se procurer le produit. Donc non, toutes ces valeurs ne sont pas si différentes, mais il y en a 2 groupes : celles qui sont centrées sur l'individu (satisfaction) et celles qui impliquent une négociation avec le reste de la société, au dépend (très souvent) de sa propre satisfaction.
Et quand, dans la fin de la citation, on dit qu'une sophistication trop avancée peut transformer un artisan compétent en opérateur modérément qualifié, je suis d'accord avec cette conclusion, mais il convient de revenir à cette opposition entre satisfaction individuelle et intérêts communautaires. L'artisan qui travaille par satisfaction, peut-être sera-t-il content d'automatiser certaines tâches pour l'aider dans son travail, mais il ne cherchera pas à tout automatiser, justement parce qu'il aime faire ce qu'il fait, et que l'automatiser reviendrait à arrêter de le faire. C'est un comportement orienté satisfaction. A contrario, un service publique dont l'objectif est de répondre à la demande de la société aura tout intérêt à automatiser un maximum de choses, justement pour éviter que les intérêts individuels prennent, par ci par là, le pas sur l'intérêt général. Ce sont deux approches, et le problème de la société actuelle est qu'elle n'autorise, par le biais du travail employé, que la seconde approche. Au jour d'aujourd'hui, il est faux de dire qu'on peut vivre du fruit de
son travail, c'est à dire de ce qu'on décide par nous-même d'exercer. On ne peut vivre qu'en répondant aux attentes de la
société, qui nous rémunérera bon gré mal gré selon comment
elle évalue la valeur du travail effectué.
Tout comme l'article parle des "
mythologues de l’échelle sans fin" (automatiser les activités de bas niveaux nous permettra toujours de nous consacrer à des travaux de plus haut niveau), moi non plus je ne crois pas à une échelle sans fin de la valeur des activités. Les activités changent mais ne disposent nullement d'une valeur intrinsèque (c'est d'ailleurs le principe du marché : tout dépend de l'offre et de la demande). La valeur d'une activité dépend de chacun, et la population se renouvelant au rythme des générations, les valeurs changent aussi, un jour plutôt avec un tendance productiviste, le lendemain plutôt écologique, le surlendemain plutôt psychologique, etc.
Reprenant encore l'article, "
S’il y aura toujours de nouvelles découvertes permettant de concevoir de nouveaux produits et de nouveaux emplois, il n’y a aucune garantie que le déploiement des ordinateurs va ouvrir de vastes et nouvelles étendues d’emplois intéressants et bien rémunérés comme l’a fait le déploiement des machines d’usines." Il me semble donc spéculatif (et on sait ce que ça donne la spéculation) de parier sur une telle évolution, et il me semble donc important de remettre sur la table cette notion de compétence/profit/productivité vs. satisfaction. L'emploi (i.e. avoir un patron au dessus) est voué à se réduire à une peau de chagrin avec l'automatisation, et comme ça se base avant tout sur l'aspect compétence/profit/productivité, il me semble évident que le modèle de "survie" actuel basé sur la productivité est à revoir. On peut garder la notion productivité et tout ce qui tourne autour, mais pas y baser la survie des individus bien humain qui ont besoin de pourvoir à leurs besoins, même quand l'emploi n'est plus. La grosse différence étant que, contrairement à la vision purement orientée compétence/profit/productivité, qui implique de maximiser l'automatisation, la vision satisfaction permet à tout un chacun de n'automatiser que ce qu'il veut bien automatiser, de façon à se consacrer vraiment aux activités qu'il apprécie le plus, même si son voisin préférera, lui, automatiser cela. On n'est alors plus "esclave" de la productivité, et on peut enfin se concentrer sur ce qui nous rapporte le plus sans craindre pour son lendemain.
Donc, en bref, je suis totalement cet article sur les faits : on fait face à une augmentation de l'automatisation et à une diminution de l'emploi, diminution qui touche tous les domaines. Par contre, je ne suis pas d'accord sur le jugement posé sur ces faits : pour moi ils ne sont pas un argument à la limitation de l'automatisation, "décroissance" ou tout autre synonyme, mais au contraire un argument pour la révision du paradigme de vie sociale actuel, basé sur le revenu salarié, sujet aux aléas de la société, plutôt que sur la satisfaction des individus qui la compose.
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