Glyphosate : l'Europe impuissante face aux pesticides
Ce pesticide commercialisé par Monsanto est au cœur d'une affaire qui a révélé une collusion de la bureaucratie bruxelloise avec les lobbies de la chimie.



<<La ténébreuse affaire du glyphosate ne se résume pas par tweets de 140 signes. Ni par petites phrases pour plateaux télé. C'est dommage, car il y a deux bonnes raisons de s'y intéresser. D'abord, parce que tout le monde porte dans son corps des traces de cette molécule dont la nocivité fait l'objet d'une violente controverse scientifique. Ensuite, parce que l'Europe se montre incapable de faire face au problème politique qu'elle lui pose. Moins spectaculaire que la crise des accords de Schengen, les nuisances de l'euro, le dumping social ou l'évasion fiscale, l'affaire du glyphosate illustre une fois de plus cette forme d'impuissance organisée dont fait régulièrement preuve Bruxelles. Sans qu'il soit facile de distinguer la part prise par la naïveté, le cynisme, la peur de décider et la soumission aux lobbies.

Le glyphosate fait partie de notre environnement comme l'air que nous respirons. Ce pesticide, aujourd'hui le plus détecté dans les cours d'eau, est un herbicide plus connu sous le nom de Roundup, commercialisé depuis 1974 par la société américaine Monsanto. Et désormais par nombre d'autres firmes, cette molécule étant tombée dans le domaine public. Cela fait plus de quarante ans que cette invention est apparue comme un progrès (social et financier) en libérant nombre d'agriculteurs et de viticulteurs du désherbage mécanique. Et son usage n'a cessé de croître, la plupart des plantes OGM ayant été conçues pour mieux le tolérer, tandis que l'éradication de certaines mauvaises herbes devenant résistantes nécessitait encore plus d'herbicide. Un cercle vicieux bien connu.

Pour rendre ses avis, l'Autorité européenne de sécurité des aliments s'en remet... aux études fournies par les industriels !

Depuis l'apparition de ces OGM «Roundup ready» la consommation de glyphosate a explosé et l'agriculture chimique ne peut plus s'en passer. Mais a aussi explosé une polémique relative à ses effets sur les organismes vivants. L'année dernière, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), rattaché à l'OMS, a classé le glyphosate comme «cancérogène probable pour l'homme» alors que son homologation européenne doit être renouvelée le 30 juin 2016. Un citoyen confiant se dit que Bruxelles va être à la hauteur de sa double mission de «protection des populations et de liberté de circulation commerciale». Et que sa multitude d'experts, de conseillers et de commissions va faire le point sur la nocivité ou l'innocuité de cette molécule. Or, non seulement Bruxelles s'est montré incapable de cette expertise, mais cette affaire a révélé une collusion avec les lobbies de la chimie au point de semer zizanie et division au sein même de sa bureaucratie. Les députés européens ont découvert l'étrange fonctionnement de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), chargée d'évaluer tout ce qui entre dans la chaîne alimentaire : pour rendre ses avis, cette «autorité» s'en remet aux études fournies par les industriels ! L'Efsa a en effet répliqué aux études scientifiques (publiques et consultables) du Circ que l'effet cancérogène du glyphosate était «improbable» sur la foi de celles fournies par la Glyphosate Task Force (regroupant les 23 firmes le commercialisant). Des études non publiques car protégées par le «secret industriel» ! L'Efsa se montre ainsi plus soucieuse de l'Europe des producteurs que de celle des consommateurs. Son porte-parole est un ancien lobbyiste de l'agroalimentaire et ses experts, dont beaucoup sont en situation de conflit d'intérêts, font des allées et venues avec l'industrie.

Sommité américaine de la cancérologie, Christopher Portier, membre du Circ et ancien directeur du National Center For Environmental Health, a adressé à la Commission européenne un texte signé par une centaine de cancérologues, réfutant l'avis «trompeur» de l'Efsa et dénonçant une procédure «scientifiquement inacceptable». Monsanto a répliqué en parlant de la «science poubelle» de l'OMS. Mais, cette fois-ci, l'affaire a dépassé la contestation écolo et la controverse scientifique pour fracturer la machine bruxelloise. Le médiateur européen reproche à la Commission sa «légèreté», lui demandant de modifier ses procédures d'homologation pour «s'assurer que la santé humaine, la santé animale et l'environnement sont effectivement protégés par l'Union européenne». Les commissaires aux comptes de l'Union critiquent le laxisme en matière de conflits d'intérêts. Et le commissaire européen à la Santé a demandé à la Glyphosate Task Force de publier ses analyses privées. En vain. Le Parlement européen a quand même tenté de s'en sortir par son maquignonnage habituel en proposant de renouveler l'homologation du glyphosate pour sept ans au lieu de quinze : toujours ça de gagné... Mais c'était trop gros. Le 19 mai dernier, la Commission a dû surseoir au vote d'homologation du fait de l'opposition de la Suède, de la France et des Pays-Bas, et de l'abstention de l'Allemagne : «Puisqu'il était évident que la majorité qualifiée n'aurait pas été atteinte, le vote n'a pas eu lieu.» Une amélioration européenne : les votes négatifs ne sont plus contournés, mais préventivement évités...

Dans un dossier parallèle bloqué depuis des années, celui des perturbateurs endocriniens (présents dans les cosmétiques, plastiques, pesticides et peintures), les récentes révélations du Monde sur les graves conflits d'intérêts en jeu confirment que, face à ces dilemmes de santé publique, la Commission européenne se montre paralysée, à la fois par les complices des lobbies, qui cherchent à gagner du temps, et par ceux qui commencent à craindre de devoir un jour en rendre des comptes... Source>>