Fessenheim: le document qu’EDF préférerait oublier : malfaçons sur des pièces destinées aux réacteurs
Pas d'inquiétude le nucléaire c'est sans danger, ça à largement fait ses preuves à Tchernobyl et Fukushima !

<La centrale nucléaire est directement concernée par le scandale de la fraude de l’usine Creusot Forge d’Areva qui a dissimulé des malfaçons sur des pièces destinées aux réacteurs. Une pièce mal forgée a été livrée à la centrale alsacienne et mise en fonctionnement comme si elle ne présentait aucune anomalie. Lorsque l’ASN s’en est rendu compte, elle a suspendu l’autorisation de la pièce.

Ce n’est pas un document secret mais personne ne semble s’en être souvenu, ni au gouvernement, ni à la direction d’EDF, mardi 24 janvier. Ce jour-là, les administrateurs de l’électricien public votent un protocole d’accord avec l’État sur le montant de la compensation financière en échange de la fermeture de la plus vieille centrale nucléaire française, Fessenheim. Près d’un demi-milliard d’euros et des versements supplémentaires sont prévus jusqu’en 2041, soit bien après la durée de vie prévue de l’installation. Une très lourde facture (voir ici notre analyse et nos informations).

Pendant ce temps-là, le réacteur no 2 de l’installation est à l’arrêt. La raison en est gravissime : le fabricant d’une pièce déterminante pour son fonctionnement, et donc sa sûreté, a menti sur la manière dont elle a été forgée. Ce constructeur, c’est Areva, et dans un document interne issu de son usine de Creusot Forge, on peut lire que le 9 décembre 2008, un sérieux problème s’est produit. Les ouvriers se sont trouvés dans l’impossibilité de procéder à un geste indispensable dans leur processus de fabrication : la découpe de l'extrémité du cylindre d’acier. Le problème est que cette pièce, appelée virole, constitue une partie essentielle du générateur de vapeur, qui est lui-même un appareil central de tout réacteur nucléaire.

Le gros problème est qu’Areva a choisi d’ignorer l’anomalie et, comme on le voit sur la fiche de service publiée ci-dessous, a ordonné de « poursuivre la fabrication ». Comme si de rien n’était. Le très gros problème, c’est que l’industriel a dissimulé l’incident.



Car la fiche de service concernant le générateur de vapeur no 335 de Fessenheim 2 n’a pas été transmise par Areva à son client, EDF. Elle appartient à une série de « documents barrés », mis au jour par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) lors de procédures de vérification faisant suite à la découverte de la malfaçon atteignant la cuve de l’EPR en construction à Flamanville : ces rapports de fin de fabrication, marqués de deux barres, ont été cachés par le fabricant qui, à la place, a diffusé des rapports tronqués.

Cette pièce mal forgée a été livrée à la centrale de Fessenheim, branchée au réacteur no 2 et mise en fonctionnement, comme si elle ne présentait aucune anomalie. Lorsque l’ASN s’en est rendu compte, elle a suspendu l’autorisation de la pièce.

Dans une décision du 18 juillet dernier, elle écrit que le matériau de la virole basse du générateur de vapeur « n’est pas conforme à la spécification du matériau, contrairement à ce que certifie l’état descriptif ». Autrement dit, les documents officiels ne correspondent pas à l’état réel, défectueux, de l’appareil. Le gendarme du nucléaire insiste sur la gravité de ces faits, en expliquant qu’il « n’aurait pas délivré le certificat » autorisant la mise en service du générateur de vapeur « si l’information relative à cette non-conformité avait été portée à sa connaissance ». Or c’est au cours de contrôles initiés à sa demande, et dans le cadre de visites dans les usines d’Areva et les bureaux d’EDF, que l’ASN a découvert la gravité de la fraude. Sans ces contrôles décidés par l’Autorité de sûreté, le défaut majeur du générateur de vapeur de Fessenheim 2 n’aurait probablement pas été découvert. L’ASN insiste dans sa note d’information du 19 juillet : elle « n’a pas été informée de cette non-conformité ».

Le non-respect de la procédure de fabrication du cylindre a des effets très concrets, « une composition chimique du matériau pouvant dégrader sa soudabilité, son vieillissement et ses propriétés mécaniques ». Les générateurs de vapeur sont une partie essentielle des centrales nucléaires. Ils sont reliés à la cuve où le combustible à l’uranium chauffe l’eau à une très haute température (320 °C) et la transforme en vapeur qui actionne à son tour la turbine fabriquant l’électricité. Pour l’ASN, ce sont « des équipements sous pression particulièrement importants » car ils participent à deux fonctions de sûreté essentielles : le refroidissement du cœur du réacteur et le confinement des substances radioactives. La partie défectueuse, la virole basse, est un cylindre en acier de plus de 4 mètres de haut et de 3 mètres de diamètre.

Pour Yves Marignac, expert en sûreté nucléaire, directeur du cabinet Wise Paris et membre du Groupe permanent d’experts sur les réacteurs de l’ASN : « C’est le seul cas aujourd’hui avéré d’une malfaçon volontaire sur une pièce en service. » À ses yeux, « c’est beaucoup plus grave que de cacher des résultats problématiques : on a délibérément fraudé sur le processus de fabrication ». Pour ce spécialiste, cette situation exceptionnelle aurait dû être « un point fondamental de l’accord entre EDF et le gouvernement » sur la fermeture de la centrale de Fessenheim.

Après la découverte des dossiers barrés, l’Autorité de sûreté a envoyé une lettre de signalement au tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône, le plus proche de l’usine du Creusot. Mais ce problème concerne potentiellement au moins trois réacteurs : Fessenheim 2, Gravelines 5 et l’EPR en construction à Flamanville. Plusieurs associations, dont Greenpeace, le Réseau sortir du nucléaire et Alsace nature ont déposé plainte contre Areva, EDF et contre X pour délit d’utilisation d’un équipement à risques, déclaration tardive de l’exploitant d’un incident, usage de faux et risque causé à autrui. Le pôle santé du parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire.

« Des falsifications inacceptables »

Le document caché par Areva, révélant la décision de poursuivre la fabrication de la pièce malgré l’anomalie, a été remis par l’ASN aux parlementaires de l’office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques lors de son audition, le 25 octobre dernier. Il est consultable sur le site de l’Autorité de sûreté, et L'Obs en avait signalé l'existence dans une enquête de novembre dernier. Manifestement, peu de conseillers ministériels et de décideurs pour la puissance publique ont pris la peine d’aller le consulter.

Ils peuvent pourtant entendre les explications sans ambiguïté données par Pierre-Franck Chevet, le président de l’ASN, lors de son audition par l’OPECST (la vidéo de l'audition, particulièrement intéressante, est accessible ici) : les irrégularités de l’usine du Creusot sont « inacceptables ». Concernant les documents découverts par ses inspecteurs, certains « s’apparentent à des falsifications ». Dans le cas précis de Fessenheim 2, le type d’anomalie détectée « a des conséquences potentielles pour la sûreté ». Lors de la même audition, Bernard Fontana, directeur général délégué d’Areva NP, reconnaît des « manquements graves à la culture qualité qui ont conduit à ne pas déclarer et traiter des écarts selon des procédures qui auraient dû être appliquées ».

Que s’est-il passé ? Le 1er mars 2011, Areva a déposé une demande de certification pour la pièce auprès de l’ASN. Le 25 octobre, le fabricant rédige une description de l’appareil. Sur la base de ces informations tronquées, l’Autorité de sûreté la valide le 1er février 2012. Ce même document a été transmis à EDF. En mai 2016, l’ASN annonce qu’Areva l’a informée d’irrégularités survenues dans son usine du Creusot. Mais en juin, l’industriel continue de présenter des informations incorrectes concernant le générateur de vapeur de Fessenheim. Dans la synthèse de son inspection d’un site de la direction de la production nucléaire d’EDF, l’ASN écrit que le 9 juin, Areva NP présente « des résultats basés sur une transposition de mesures » réalisées sur une pièce « différente » de l’appareil défectueux de Fessenheim.

De son côté, Dominique Minière, directeur exécutif d’EDF chargé de la direction du parc nucléaire, explique que, dans un premier temps, leur évaluation du générateur de vapeur défectueux les a conduits à penser qu’il n’avait « pas d’impact sur la sûreté » sur Fessenheim 2 et que d’autres tests étaient en cours. Mais pour l’ASN, EDF a trop tardé à réagir et l’a prévenue trop tard de l’ampleur du problème : l’exploitant de Fessenheim « n’a pas accordé la priorité à la protection des intérêts par rapport aux avantages économiques procurés par l’exploitation ».

D’où l’inquiétude de Pierre-Franck Chevet face aux parlementaires qui l’auditionnent en octobre dernier : « Il faudrait avoir des pouvoirs d’investigation qui sont des pouvoirs de justice pratiquement pour pouvoir perquisitionner dans des lieux auxquels on ne peut pas accéder directement naturellement. »

Sollicité par Mediapart, EDF répond que « concernant le réacteur 2 de la centrale de Fessenheim, un programme d’essais a été engagé et présenté à l’ASN en septembre 2016 et il se poursuit. Les premiers résultats sont positifs et à ce stade nous sommes confiants dans notre capacité à apporter la démonstration nécessaire au redémarrage de l’unité de production. L’ASN est régulièrement informée de l’avancée de ces analyses. Plus globalement, concernant l’audit Areva en cours, les analyses vont se poursuivre afin de ne laisser aucun doute persister. Notre priorité est la sûreté de notre parc nucléaire, et nous n’avons pas aujourd’hui de commentaire à faire sur d’éventuelles conséquences judiciaires ».

L’Autorité de sûreté fait par ailleurs l’objet de pressions, dont son président a fait part aux parlementaires : « Nous avons reçu tout un tas de courriers préformatés nous attaquant, en nous faisant un procès d’incompétence voire d’irresponsabilité. »

Mais l’enjeu n’est pas que judiciaire, et c’est l’autre révélation de cette affaire : face à ces falsifications, le cadre réglementaire s’appliquant aux centrales nucléaires françaises n’est pas stabilisé. Pour suspendre le certificat de la pièce défectueuse de Fessenheim, l’ASN a dû s’appuyer sur une réglementation de 1926 sur les appareils à vapeur. Sa décision date du 18 juillet 2016. Le lendemain, le décret vieux de près d’un siècle est abrogé.

Selon nos informations, la suppression de ce décret était prévue de longue date. Mais la date de son abrogation a fait l’objet d’un bras de fer entre l’Autorité de sûreté et le gouvernement. Pour Yves Marignac, « on fait face aujourd’hui à des situations que la réglementation n’a pas anticipées. Elle ne permet pas de traiter correctement le risque de fraude, ni dans sa détection ni dans sa sanction. Tout le système de sûreté repose sur le fait que l’ASN doit pouvoir faire confiance aux exploitants ». Dans le cas de Fessenheim, « si la situation technique est on ne peut plus claire, il y a eu une fraude caractérisée, la situation réglementaire est on ne peut plus floue ». Un sujet que l’État actionnaire serait bien inspiré de mettre à l’ordre du jour du prochain conseil d’administration d’EDF, censé voter la mise à l’arrêt de la plus ancienne centrale française.
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