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| DE L'AMITIÉ
1. Considérant la conduite de la besogne d'un peintre, que j'ai, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance : Et le vide tout autour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi à la vérité que crotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n'ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ?
«Une femme belle de buste s'achève en poisson».
2. Je vais bien jusques à ce second point, avec mon peintre : mais je demeure court en l'autre, et meilleure partie : Car ma suffisance ne va pas si avant, que d'oser entreprendre un tableau riche, poli et formé selon l'art. Je me suis avisé d'en emprunter un d'Estienne de la Boétie, qui honorera tout le reste de cette besogne. C'est un discours auquel il donna nom. La Servitude volontaire : Mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement depuis rebaptisé, Le Contre un. Il l'écrivit par manière d'essai, en sa première jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéça ès mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a-il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il pût faire : et si en l'âge que je l'ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien, de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheraient bien près de l'honneur de l'antiquité : Car notamment en cette partie des dons de nature, je n'en connais point qui lui soit comparable.
3. Mais il n'est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu'il ne le vit onques depuis qu'il lui échappa : et quelques mémoires sur cet édit de Janvier fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peut-être leur place. C'est tout ce que j'ai pu recouvrer de ses reliques, Moi, qu'il laissa d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament héritier de sa bibliothèque et de ses papiers : outre le livret de ses uvres que j'ai fait mettre en lumière. Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d'autant qu'elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue pièce avant que je l'eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s'en lit guère de pareilles, et entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles.
4. Il n'est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminé qu'à la société : et dit Aristote que les bons législateurs ont eu plus de soin de l'amitié que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est cetui-ci. Car en général toutes celles que la volupté ou le profit : le besoin public ou privé forge et nourrit : en sont d'autant moins belles et généreuses, et d'autant moins amitiés, qu'elles mêlent autre cause et but et fruit en l'amitié qu'elle-même. Ni ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n'y conviennent, ni conjointement.
5. Des enfants aux pères, c'est plutôt respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenserait à l'aventure les devoirs de nature : Car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, pour n'y engendrer une messéante privauté : ni les avertissements et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations, où par usage les enfants tuaient leurs pères : et d'autres, où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l'empêchement qu'ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l'un dépend de la ruine de l'autre : Il s'est trouvé des philosophes dédaignant cette couture naturelle : témoin Aristippus : quand on le pressait de l'affection qu'il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher : disant que cela en était aussi bien sorti : que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre que Plutarque voulait induire à s'accorder avec son frère. Je n'en fais pas, dit-il, plus grand état, pour être sorti de même trou.
6. C'est à la vérité un beau nom, et plein de dilection que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous lui et moi notre alliance : Mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle : Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement, en même sentier et même train, il est force qu'ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci ? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi : C'est mon fils, c'est mon parent : mais c'est un homme farouche, un méchant, ou un sot.
7. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de notre choix et liberté volontaire : Et notre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne, que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aie essayé de ce côté-là, tout ce qui en peut être, Ayant eu le meilleur père qui fut onques, et le plus indulgent, jusques à son extrême vieillesse, et étant d'une famille fameuse de père en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle,
«et étant moi-même connu pour l'affection paternelle que j'éprouve à l'égard de mes frères».
8. D'y comparer l'affection envers les femmes, quoiqu'elle naisse de notre choix, on ne peut, ni la loger en ce rôle. Son feu, je le confesse,
«et en effet elle ne nous est pas inconnue, la déesse qui aux soucis mélange une douce amertume»,
est plus actif, plus cuisant, et plus âpre. Mais c'est un feu téméraire et volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu'à un coin. En l'amitié, c'est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n'a rien d'âpre et de poignant.
9. Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un désir forcené après ce qui nous fuit,
«Comme le chasseur suit le lièvre dans le froid, dans la chaleur, sur la montagne, sur le rivage, mais n'en fait plus cas dès qu'il est pris, et ne presse le pas qu'à la poursuite de ce qui s'enfuit.».
10. Aussitôt qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est-à-dire en la convenance des volontés, il s'évanouit et s'alanguit : La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L'amitié au rebours, est jouie à mesure qu'elle est désirée, ne s'élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu'en la jouissance, comme étant spirituelle, et l'âme s'affinant par l'usage. Sous cette parfaite amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moi, afin que je ne parle de lui, qui n'en confesse que trop par ces vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moi en connaissance l'une de l'autre, mais en comparaison jamais : La première maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant dédaigneusement cette-ci passer ses pointes bien loin au-dessous d'elle. |
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