WikiLeaks et le contrôle d'Internet
Jérémie Zimmerman, un des fondateurs de la Quadrature du Net, qui défend les droits et libertés sur Internet, montre comment les gouvernements américains et français, tentent, éventuellement avec succès, de faire peser sur les entreprises privées la responsabilité de la censure.
WikiLeaks et le contrôle d'Internet
WikiLeaks est devenu un emblème de l'information qui dérange et qu'on ne peut arrêter. Les déclarations récentes à son propos exposent de façon flagrante la volonté des gouvernements de contrôler Internet. Dès lors, il semble que deux camps s'affrontent dans un combat qui pourrait être l'un des plus importants que nous ayions à mener pour l'avenir de nos démocraties.
D'un côté, ceux qui veulent mettre Internet en coupe réglée afin de rester au pouvoir, par la censure administrative ou privatisée. De l'autre, l'ensemble des citoyens du monde, prêts à assumer des sociétés en réseau dans lesquelles le partage de la connaissance, la liberté d'expression et la transparence accrues que permet Internet doivent être protégés et renforcés à tout prix.
Il est certes essentiel de débattre de la façon dont la fuite de câbles diplomatiques est organisée, au compte-gouttes, par WikiLeaks, et de la sécurité des personnes citées dans les documents, notamment pour être en capacité de détecter les discours trompeurs distillés à ce sujet: les câbles n'ont pas été «volés» par WikiLeaks, qui les a reçus comme les rédactions du monde reçoivent anonymement des enveloppes de documents; leur diffusion minimise la mise en danger d'«innocents» car leurs noms sont précautionneusement effacés avant publication, etc.
Mais au-delà du modus operandi de la fuite, et même du contenu des câbles confidentiels et de leur pertinence pour le débat démocratique, c'est la réaction à leur diffusion par WikiLeaks qu'il convient d'analyser, car elle est révélatrice d'enjeux fondamentaux pour le futur de nos sociétés en réseau.
Joe Liebermann, président de la commission de la sécurité intérieure et des affaires gouvernementales du Sénat américain, a directement fait pression (1) sur les entreprises américaines fournissant leur service à WikiLeaks, afin qu'elles en bloquent l'utilisation. Amazon, EveryDNS, Paypal se sont les uns après les autres exécutés, sans qu'aucune décision de justice ne vienne les y contraindre.
Les faucons américains ont trouvé un glorieux écho en France, et particulièrement dans la bouche du secrétaire d'État à l'économie numérique, Eric Besson (2), qui a déclaré son souhait que WikiLeaks «ne soit plus hébergé en France», estimant que la France «ne peut héberger les sites Internet qualifiés de criminels et rejetés par d'autres États en raison des atteintes qu'ils portent à leurs droits fondamentaux». Cette initative vise clairement à faire pression sur un nouvel hébergeur localisé en France, en se passant de toute saisie du juge judiciaire, seul capable de déterminer le caractère litigieux ou non des contenus mis en ligne par WikiLeaks, Eric Besson ajoutant simplement que les opérateurs doivent être «placés devant leurs responsabilités».
Au nom d'une raison d'État aux contours flous, les gouvernements américains et français tentent donc de se livrer à une forme de censure politique d'Internet. Elle a cela de remarquable qu'elle passe par des pressions (politiques, juridiques et économiques) pesant sur des acteurs privés qui, à terme, sont acculés au «choix rationnel» de la censure.
Le cas WikiLeaks serait en soi inquiétant s'il était un phénomène isolé. Hélas, cette censure insidieuse d'un pouvoir politique instrumentalisant les intermédiaires techniques d'Internet est déja en train de se déployer à grande échelle. En Europe, avec la directive «protection de l'enfance» bientôt débattue au Parlement européen, et en France avec l'article 4 de la Loppsi (3), ce procédé se trouve institutionnalisé au prétexte de la lutte contre la pédopornographie, contre laquelle il se révèle parfaitement inefficace. L'autorité administrative est ainsi peu à peu légitimée dans le rôle de censeur du Net: mis entre les mains des gouvernements, de tels dispositifs pourront par la suite être facilement étendus à d'autres domaines.
Au niveau international, c'est par le biais d'un accord commercial multilatéral, l'Acta (4), que certains dirigeants entendent permettre aux géants du divertissement de faire pression sur les intermédiaires d'Internet pour faire filtrer ou retirer, de façon plus ou moins automatique, des contenus qu'ils déclareront en infraction avec leurs droits d'auteur.
Institué au nom de la raison d'État, de la protection de l'enfance ou de la guerre contre le partage d'œuvres culturelles, le mécanisme est le même: des responsables politiques ou des entreprises puissantes ordonnent à des intermédiaires privés de faire la police sur le réseau, avec un impact évident sur la liberté d'expression et de communication. Cette forme parallèle de justice expéditive, contournant l'autorité judiciaire, est une négation flagrante de l'État de droit. C'est d'ailleurs ce que souligne la décision historique du Conseil constitutionnel contre la loi Hadopi 1 (5), qui rappelle au passage l'importance prise par Internet pour la participation à la vie démocratique et affirme que le réseau est aujourd'hui essentiel à l'exercice de la liberté d'expression.
Dans le cas de WikiLeaks, les réactions des gouvernements, affolés par ce moyen de communication qui leur échappe, se sont heurtées à une levée de boucliers de citoyens qui se sont immédiatement organisés en ligne pour contourner la censure, en créant des centaines de sites «miroirs» qui sont et resteront accessibles. La tentative de censure de WikiLeaks en aura ironiquement fait l'un des sites les plus résilients d'Internet.
Cet épisode démontre donc que les citoyens en réseau peuvent efficacement coopérer pour s'opposer aux inquiétantes dérives de gouvernements et d'entreprises qui, pour conserver leur pouvoir, tentent de contrôler Internet. Il convient désormais de prolonger cette dynamique afin de contrer toutes les velléités, étatiques ou privées, d'entamer notre liberté d'expression en ligne. Le futur de nos démocraties est en jeu.
http://www.mediapart.fr/club/edition...role-dinternet