Les romantiques au bureau, par Laurent Greilsamer
LE MONDE | 15.10.07 | 14h57 • Mis à jour le 15.10.07 | 14h57
C'est un plan classique. Au premier coup d'oeil, on distingue sur le plateau une bonne vingtaine de bureaux, sagement disposés à équidistance, et puis sur l'aile droite, quatre alvéoles pour les chefs, trois salles de réunions, plus loin le bureau du "boss", à côté le pool des secrétaires, de l'autre côté les rangements et les toilettes.
Oui, du très classique, mais ce qui retient l'attention et donne son sens à ce croquis bien précis, c'est l'interrogation et la suggestion rédigées au-dessus : "Tu es au placard ? Trace l'itinéraire de ton bureau à la sortie en évitant celui du boss." Avec l'aide de crayons de couleur, vous allez même pouvoir délimiter sur ce plan une zone alliée, une zone de combat, une zone de retrait, etc. La vie de bureau, si l'on comprend bien, n'est pas sans risques...
Claire Faÿ, la conceptrice de ce petit jeu, est une récidiviste. Elle avait publié, en 2006, un Cahier de gribouillages pour les adultes qui s'ennuient au bureau. Immense succès spontané. Sans la moindre critique ou mention dans la plupart des grands médias, son Cahier s'était vendu à 200 000 exemplaires. Cette fois encore, l'auteure applique sa recette : un livre qui se présente sous la forme d'un cahier d'écolier avec ses lignes et ses marges. Et des tas de dessins à colorier, transformer, réinventer.
Ce Cahier de gribouillages pour les adultes qui veulent tout plaquer (Panama, 7,50 euros) peut se lire en cinq minutes : le tour de la question est vite fait. Qui n'a jamais rêvé de tout plaquer ? Mais on peut aussi le méditer. Car l'écho qu'il rencontre révèle les frustrations de la vie d'entreprise et l'immense envie d'aller voir ailleurs. Claire Faÿ en tire partie avec humour et impertinence.
Sur le même thème, un jeune cadre signe sous un nom d'emprunt, Teodor Limann, un essai concis et vif : Morts de peur, la vie de bureau (Les empêcheurs de penser en rond, 12 euros).
L'auteur, issu des rangs de Polytechnique, entré dans la carrière dans une grande entreprise, a rapidement déchanté. Son constat est sans appel : "La lenteur et l'ennui sont l'essence même de la vie-de-bureau. En franchissant chaque matin le portillon du hall d'entrée, chaque salarié pénètre dans un autre espace où le temps est dilué, les heures engourdies, les événements et les émotions atténuées."
En le lisant, on comprend qu'il parle des multinationales à forte rentabilité. Dans ces lieux glacés, les cadres rodent autour des machines à café, surfent sur Internet pour chasser leur spleen et consultent discrètement Le Monde sur le monde.fr qui "présente l'avantage sur son jumeau en papier de pouvoir être lu sans être déplié"...
Depuis Balzac, Courteline et Albert Cohen, on sait que la vie de bureau peut être répétitive et parfois vide. Mais là, il est question d'autre chose. Teodor Limann s'intéresse aux cohortes de cadres moyens que l'on croyait dynamiques, agressifs, avides de conquêtes.
Erreur ! Il décrit des salariés en proie à la peur (d'être mal noté, muté, viré). Le ton est décapant. Limann appartient à cette génération qui s'autoproclame romantique et compte d'innombrables "bataillons de diplômés surentraînés, prêts à tout pour échapper au costume-cravate et n'être jamais directeurs de riens".
Faire la révolution ? Attendre le grand soir ? L'auteur constate plutôt que les cadres attendent sagement le soir, la vie-de-famille après la vie-de-bureau. Ses pairs seraient ainsi les complices objectifs du capitalisme et les victimes consentantes du système. A ce stade, on se pose deux ou trois questions : Teodor Limann a-t-il rédigé son Manifeste au bureau ? Sur Mac ou sur PC ? La direction de son entreprise l'a-t-elle déjà identifié et conduit à résipiscence, ou a-t-il pris les devants en partant alphabétiser le tiers-monde ? Le premier qui donnera les bonnes réponses recevra un exemplaire du dernier Cahier de gribouillages.
Partager