Ne croyez pas en la hype de l'IA et de la robotique : Rodney Brooks, fondateur d’iRobot, dénonce l’écart entre les démos spectaculaires et la réalité industrielle.
Il ne nie pas les avancées mais invite à faire preuve de patience
Rodney Brooks n’est pas un inconnu dans le monde de la robotique. Cofondateur d’iRobot, la société derrière l’iconique Roomba, ancien directeur du laboratoire d’informatique et d’intelligence artificielle du MIT, et aujourd’hui à la tête de Robust.AI, il fait partie de ces rares voix qui osent briser l’euphorie collective autour de l’intelligence artificielle et de la robotique humanoïde. À contre-courant des vidéos virales montrant des machines dansant ou exécutant des cascades dignes de films de science-fiction, Brooks rappelle une vérité simple : la réalité technique et commerciale est loin de suivre la hype médiatique.
Depuis des décennies, l’imaginaire collectif nourrit l’idée que l’avenir des robots passe nécessairement par des formes humaines. Les démonstrations de Boston Dynamics, Tesla Optimus ou encore Figure AI entretiennent cette vision d’un futur où des androïdes accompliraient toutes les tâches humaines. Pour Brooks, c’est une erreur fondamentale.
L’humanoïde séduit l’œil, rassure l’investisseur et capte l’attention des médias, mais il masque un gouffre technique. Dans un entrepôt, une usine ou une maison, les environnements sont chaotiques, remplis d’imprévus. Ce que l’on montre lors d’une démo calibrée ne tient pas lorsqu’on confronte la machine à la complexité réelle. Le décalage entre le rêve et l’usage pratique est abyssal.
Les robots utiles ne sont pas toujours spectaculaires
À l’inverse de ses concurrents, Brooks mise sur la sobriété. Sa société Robust.AI développe des robots collaboratifs conçus pour l’industrie logistique. Plutôt que d’imaginer un humanoïde manipulant des cartons, ses ingénieurs ont conçu des chariots intelligents capables de suivre les opérateurs, de réduire leurs déplacements et de fluidifier les flux de travail.
Ces robots ne remplacent pas l’humain : ils le secondent. Brooks insiste : la valeur économique d’un robot ne réside pas dans sa ressemblance avec l’homme, mais dans sa capacité à soulager, accélérer et simplifier des tâches précises.
Or, ce type d’innovation est souvent jugé « ennuyeux » par les investisseurs, habitués aux promesses spectaculaires. Pourtant, le marché de la logistique mondiale se chiffre en trillions de dollars, et c’est là que la robotique peut changer la donne, loin des chimères d’un majordome métallique universel.
L’IA entre promesses et lente maturation
Brooks ne nie pas les avancées de l’intelligence artificielle. L’explosion des modèles de langage, des GPU et des capteurs a ouvert des perspectives inédites. Mais il invite à la patience. Selon lui, l’IA suit un cycle comparable à celui d’Internet : une vague de promesses, suivie d’un ajustement, puis d’une lente intégration dans le quotidien.
L’intelligence artificielle dite « générale », capable de comprendre et d’agir comme un humain dans n’importe quel contexte, reste une chimère. Pour Brooks, ce n’est pas une question de mois ou d’années, mais de décennies. L’IA actuelle fonctionne remarquablement dans des environnements contrôlés et sur des tâches spécifiques, mais elle se heurte encore à la complexité infinie du monde réel.
Un réalisme qui dérange mais qui protège l’industrie
Le discours de Brooks peut paraître pessimiste, mais il est en réalité protecteur. L’histoire de la tech est remplie de bulles spéculatives : l’intelligence artificielle a déjà traversé plusieurs « hivers » où l’investissement s’effondrait après des promesses non tenues. Pour éviter que la robotique ne subisse le même sort, Brooks appelle à recentrer le débat.
Investir dans des robots réellement utiles, même si moins « sexy », garantit un retour tangible. À l’inverse, l’obsession pour l’humanoïde risque de provoquer une déception majeure, alimentant la méfiance des marchés et du grand public.
L’héritage du Roomba : une leçon de modestie
Le succès du Roomba illustre bien cette philosophie. Ce robot ne prétendait pas remplacer l’humain dans toutes ses tâches ménagères. Il se concentrait sur une fonction simple : aspirer le sol. Et c’est précisément cette modestie, alliée à une utilité claire, qui en fit un succès mondial.
Pour Brooks, l’avenir de la robotique doit s’inspirer de cette approche : privilégier la simplicité et l’efficacité, plutôt que de courir après un rêve anthropomorphique qui, en l’état actuel, relève davantage de la science-fiction que de la science appliquée.
Vers une robotique intégrée et discrète
La vision de Brooks esquisse un futur où la robotique sera omniprésente, mais invisible. Des machines qui ne ressemblent pas à l’homme, mais qui amplifient son efficacité. Des robots présents dans les entrepôts, les hôpitaux, les exploitations agricoles ou encore les maisons, mais sans chercher à imiter nos gestes ou notre apparence.
Un futur où l’intelligence artificielle et la robotique avanceront main dans la main, mais dans une logique de complémentarité et non de substitution.
Voici un extrait de l'interview sur la partie de la robotique
Om Malik : Vous développez un produit plus simple, moins séduisant, mais quand je pense au Roomba et à toutes les entreprises que vous avez créées par le passé, elles ont toujours proposé des produits très futuristes, comme un robot qui nettoie ma maison. Alors qu'aujourd'hui, nous sommes dans une phase d'automatisation où nous considérons presque les robots comme des êtres humains, même si vous résolvez des problèmes comme ceux des robots dans l'entrepôt d'Amazon.
Rodney Brooks : Amazon dispose d'entrepôts automatisés et manuels. Nous essayons d'introduire la technologie dans les entrepôts manuels, qu'il s'agisse de DHL, notre plus gros client, ou d'Amazon. Il s'agit d'introduire des robots là où il n'y en a pas. Et cela ne veut pas dire qu'un humanoïde va tout faire.
Vous avez raison, ce n'est pas sexy. Et vous savez ce que cela signifie pour moi ? Il est difficile de lever des fonds. « Pourquoi ne faites-vous pas quelque chose de sexy ? » demandent les investisseurs en capital-risque. Mais il s'agit d'un marché de 4 000 milliards de dollars qui existera pendant des décennies.
Om : Il est beaucoup plus facile de financer une promesse qu'une véritable entreprise, car les véritables entreprises ont des limites quant à leur vitesse de croissance. Alors que si vous ne savez pas, vous pouvez vivre (et financer) le rêve. Il n'y a rien de mal à vivre le rêve, c'est ainsi que l'on parvient à financer des projets fous dans ce secteur. Mais les personnes qui agissent de manière plus rationnelle en paient le prix.
Vous travaillez dans le domaine de la robotique depuis longtemps. Il existe des idées fausses sur les robots et la robotique. La plus grande erreur est de les imaginer sous une forme humaine. Dix ans plus tard, cette idée d'humanoïde est devenue omniprésente. Nous ne pensons pas aux choses qui effectuent des tâches robotiques, comme les systèmes publicitaires qui diffusent constamment des publicités : ce sont aussi des robots.
Rodney : Les robots ne sont pas incarnés. Je dis toujours qu'un robot physique, par son apparence physique, promet ce qu'il peut faire. Le Roomba était un petit disque posé sur le sol. Il ne promettait pas grand-chose : en le voyant, on se disait qu'il ne nettoierait pas les vitres. Mais on pouvait l'imaginer nettoyer le sol. La forme humaine, en revanche, promet en quelque sorte que le robot peut faire tout ce qu'un humain peut faire. C'est pourquoi il est si attrayant pour les gens : il vend une promesse incroyable.
Om : Que pensez-vous de l'état actuel de la robotique aux États-Unis par rapport à la façon dont les gens financent les robots et les perçoivent ?
Rodney : Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La puissance de traitement dont nous disposons aujourd'hui est incroyable, grâce notamment au marché des téléphones portables qui a largement contribué au développement des capteurs et des calculateurs.
Dans mon entreprise, nous utilisons des moteurs de moyeu provenant de scooters électriques, car ils sont fabriqués à des millions d'exemplaires. Ils sont bon marché et bien meilleurs que les moteurs que l'on pouvait acheter il y a 10 ans à un prix bien inférieur. Au lieu de construire des moteurs sur mesure, nous surfons donc sur cette vague.
Il en va de même pour les GPU : je pense que Nvidia est l'entreprise la plus chanceuse au monde. Elle fabriquait des processeurs graphiques qui se sont avérés capables d'effectuer les calculs des réseaux neuronaux. Les GPU sont parfaits pour les calculs de vision nécessaires à la localisation, pour savoir où vous vous trouvez : SLAM, (simultaneous localization and mapping, en français localisation et cartographie simultanées).
On peut faire beaucoup plus en matière de calcul, de détection, d'actionnement, mais les gens sous-estiment l'importance à long terme de l'environnement naturel. C'est ce que nous constatons avec les véhicules autonomes. J'ai assisté pour la première fois à une conférence sur les véhicules autonomes en 1979 à Tokyo. En 1990, Ernst Dickmanns, en Allemagne, conduisait son camion à 100 km/h sur l'autoroute. Il l'a emmené à Paris, et un véhicule autonome a circulé dans Paris en 1990. Puis, en 2007 et 2008, les gens ont vu le véhicule autonome de la DARPA et ont dit : « Oh, il va être déployé partout. » Mais cela a pris près de 20 ans, et il n'est toujours présent que dans de très petites zones géographiques en raison de la longue traîne de tout ce qui peut arriver.
On a tendance à privilégier les démonstrations spectaculaires, mais celles-ci ne reflètent pas la réalité. Ces technologies devront fonctionner dans la réalité complexe. C'est pourquoi leur développement prend autant de temps.
Om : Comme Waymo, elles nécessitent encore une intervention humaine.
Rodney : C'est pourquoi je suis sceptique quant au système de taxi Tesla. Lors de la dernière conférence sur les résultats financiers, Elon a déclaré qu'ils allaient avoir des conducteurs de sécurité dans les Tesla et qu'ils embauchaient des conducteurs à distance. C'est une sorte de mascarade.
Voici un extrait de l'interview au sujet de l'IA générative
Om : Vous avez des opinions très tranchées sur l'IA générative. Quand je discute avec des jeunes, je me demande si toute notre société n'est pas conditionnée à une échelle de valeurs basée sur les réponses : on lit un livre, on trouve une réponse, on passe un examen, on donne une réponse. Alors que l'IA générative implique que nous soyons davantage orientés vers les questions à l'avenir. La capacité à poser les bonnes questions va faire la différence entre ceux qui sont vraiment bons et ceux qui sont juste dans la moyenne. Il faut être quelqu'un de spécial pour être capable de poser des questions en philosophie, en art, en robotique et en IA. Tout le monde n'est pas capable de faire le lien. Il faudrait donc peut-être envisager une toute nouvelle approche pédagogique.
Rodney : Je pense que nous avons besoin de plusieurs approches pédagogiques et qu'il ne faut pas tout mettre dans le même panier. Je constate cela en Australie : « Quel est votre diplôme de licence ? » « Je prépare une licence en gestion touristique. » Ce n'est pas une quête intellectuelle, c'est une formation professionnelle, et nous devons faire cette distinction. Le système allemand fonctionne ainsi depuis longtemps : la formation professionnelle occupe une place très importante dans leur système éducatif, mais ce n'est pas la même chose que dans leurs universités d'élite.
Rodney : L'IA générative nous met au défi intellectuellement. John Searle, à Berkeley, a parlé de l'argument de la chambre chinoise. (Il dit que, quelle que soit l'intelligence apparente d'un ordinateur, il ne peut pas avoir de conscience humaine. – NDLR) Eh bien, la chambre chinoise est apparue. J'ai récemment donné un exemple. J'ai utilisé Google pour obtenir une réponse en chinois à la question : « Qui est Ai Weiwei ? ».
J'ai copié-collé ces caractères chinois dans ChatGPT, qui m'a fourni une biographie de l'artiste. Nous avons donc là la chambre chinoise : j'ai saisi des symboles en chinois et j'ai obtenu une réponse en chinois. Searle affirmait que la chambre chinoise était absurde, car il était impossible de comprendre le chinois en se basant uniquement sur la correspondance des symboles. Or, ici, cela a fonctionné. Cela remet donc en question la signification même de la compréhension du langage.
Il existe des règles linguistiques, et la seule raison pour laquelle nous pouvons comprendre le langage est que notre cerveau possède des structures biologiques adaptées au langage. Voici l'IA générative : elle ne dispose pas d'un moteur de grammaire universelle, mais elle est pourtant très douée pour le langage. C'est donc un autre défi.
L'IA générative remet en question les notions établies de longue date sur le fonctionnement des choses. Dans le pire des cas, elle nous dit que nous ne sommes pas aussi intelligents que nous le pensons, car cette chose stupide peut faire ce que nous faisons. Nous avons toujours considéré que nous étions des êtres spéciaux. Je me souviens que lorsque le génome humain a été décodé et qu'il s'est avéré que nous avions moins de gènes qu'une pomme de terre, les gens ont été scandalisés.
Conclusion : dégonfler la bulle avant qu’elle n’explose
L’avertissement de Rodney Brooks résonne comme une invitation à la lucidité. Oui, l’IA et la robotique vont transformer nos sociétés. Mais non, cette révolution ne prendra pas la forme de robots humanoïdes omniscients débarquant demain dans nos foyers. La véritable innovation sera discrète, pragmatique, souvent invisible — mais d’une utilité incontestable.
En somme, il ne s’agit pas de freiner le progrès, mais d’apprendre à le regarder sans se laisser aveugler par la mise en scène.
Source : interview de Rodney Brooks
Et vous ?
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La fascination pour les robots humanoïdes ne détourne-t-elle pas les financements de projets robotiques réellement utiles ?
Est-ce le rôle des chercheurs et ingénieurs de dégonfler la bulle de hype, ou celui des investisseurs et des médias ?
Le succès de produits « modestes » comme le Roomba ne prouve-t-il pas que l’innovation repose davantage sur la simplicité que sur le spectaculaire ?
Les géants de la tech, qui investissent massivement dans les humanoïdes, sont-ils dans une stratégie de communication plutôt que de véritable rentabilité industrielle ?
L’approche de Rodney Brooks, axée sur des solutions discrètes mais concrètes, peut-elle séduire à long terme des marchés dominés par l’attrait du sensationnel ?







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