Cour des comptes : le commerce de la contrefaçon a su tirer profit des avantages que procure la révolution numérique,
il jouit d’une visibilité inégalée en plus d’un anonymat propice
La contrefaçon est à la fois l’action de reproduire de manière illicite et le résultat de cette action, selon la définition de l’Académie française. D’un point de vue juridique, c’est le produit résultant de l’usage frauduleux d’un droit de propriété intellectuelle (DPI) dont un tiers est titulaire, sur un territoire où il est protégé. Les États jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans la définition du régime juridique de la propriété intellectuelle applicable dans leur pays, mais dans le respect de conventions internationales et d’un cadre communautaire partiellement harmonisé pour ce qui concerne les États membres de l’Union. En pratique, le régime de protection des DPI n’est donc pas le même dans tous les pays et il est évolutif. Ainsi, les indications géographiques sont protégées en droit européen et viennent, pour certaines d’entre elles, de faire l’objet d’un accord entre l’Union européenne (UE) et la Chine le 6 novembre 2019, alors qu’elles ne sont toujours pas reconnues par les États-Unis.
Au sein de l’UE, plusieurs règlements encadrent le régime des droits de propriété industrielle, mais l’étendue de leur protection diffère selon lesdroits nationaux. À titre d’exemple, les pièces détachées visibles (carrosserie, rétroviseurs, phares, etc.) sont protégées en France au titre du droit des dessins et modèles et des droits d’auteur, mais pas en Allemagne.
Cette disparité dans la définition des DPI, et l’harmonisation très partielle des dispositifs de protection des droits, ne facilitent pas une action globale et coordonnée de lutte contre le développement des contrefaçons.
D’après les dernières évaluations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), les échanges de contrefaçons dans le monde représentent 509 Md$ en 2016, soit 3,3 % du volume des échanges mondiaux, contre 2,5 % trois ans auparavant. L’UE est particulièrement touchée : les contrefaçons représenteraient 6,8 % de ses importations, avec une proportion croissante de saisies de produits dangereux pour la santé et la sécurité des consommateurs. L’impact du commerce de contrefaçons, estimé pour l’Union européenne (UE) sur dix secteurs économiques et sur la période 2012-2016, serait de 700 000 emplois perdus et de 16,3 Md€ de pertes fiscales par an. Ces évaluations sont considérées comme prudentes, la complexité et l’opacité du phénomène le rendant particulièrement difficile à mesurer.
estimation du volume des échanges de contrefaçons dans le monde et du volume des échanges mondiaux
C’est dans ce contexte que la Cour des comptes (CDC) a publié un rapport qui traite la lutte contre les contrefaçons en matière de propriété intellectuelle (marques, brevets, dessins et modèles, indications géographiques), à l’exclusion des droits d’auteur (le copyright anglo-saxon) dont le respect fait l’objet d’une politique spécifique. Le rapport n’analyse pas non plus l’usage que certaines entreprises peuvent faire des DPI pour se protéger de façon excessive de l’entrée sur le marché de nouveaux concurrents, mais se concentre principalement sur l’impact de la mondialisation des échanges, favorisée par le développement du fret et les plateformes de commerce électronique, sur le commerce illicite de produits contrefaisants.
Un commerce favorisé par internet
La CDC note que le commerce de contrefaçons a su tirer profit des avantages que procure la révolution numérique : il jouit d’une visibilité inégalée en plus d’un anonymat propice. Internet et les réseaux sociaux ont également influencé la manière dont les consommateurs en ligne envisagent la contrefaçon.
La CDC rappelle que le e-commerce connaît une expansion fulgurante ; il représente en 2018 un chiffre d’affaires de 540 Md€ en Europe (en augmentation de 12,8 % par rapport à 2016), et de 90 Md€ en France18, avec un nombre de transactions en ligne qui a crû de 20 % entre 2016 et 2017. Les saisies réalisées en 2018 par la DGDDI dans les envois de e-commerce ont représenté 31 % des interceptions douanières françaises et 60 % des procédures, soit 1,6 million d’articles de contrefaçon, contre 35 000 en 2005. En 2018, 31 % des Français ayant acheté de la contrefaçon l’ont fait sur internet (ils étaient 26 % en 2012), et c’était le cas de 48 % des 15-18 ans.
Renforcer les obligations juridiques des plateformes numériques pour les inciter à une vigilance accrue
Les plateformes numériques jouent un rôle croissant dans la diffusion de contenus légaux, mais également contrefaisants à mesure du développement fulgurant du commerce électronique. À ce jour, les plateformes numériques sont relativement passives dans la lutte contre la contrefaçon au motif qu’elles ne sont que des intermédiaires sans obligation de vigilance particulière. Ce régime de responsabilité limitée résulte de la directive commerce électronique 2000/31/CE140 qui dispense les plateformes du contrôle général des contenus qu’elles hébergent. C’est seulement en cas d’inaction à la suite d’une notification que l’intermédiaire peut, le cas échéant, voir sa responsabilité engagée.
L’insuffisante diligence des plateformes résultant de ce régime de responsabilité limitée est aujourd’hui considérée par les titulaires de droits comme l’un des principaux freins à une lutte efficace contre le développement du commerce de contrefaçons en ligne. Pour la CDC, la révision de la directive commerce électronique apparaît donc indispensable et constitue une opportunité pour renforcer les obligations juridiques des plateformes dans la lutte contre les contrefaçons.
La multiplication des dérogations à la directive commerce électronique présente un risque de fragmentation juridique, allant à l’encontre de l’objectif même de constituer un marché unique numérique. Dans ce contexte, la nouvelle Commission européenne semble désormais ouverte à l’idée de réviser la directive commerce électronique dans le cadre d’une amélioration de la régulation des plateformes via un nouveau « Digital Service Act ».
impact annuel du commerce de contrefaçons sur les ventes de 11 secteurs économiques au sein de quelques pays de l’UE, hors perte d’exportations (2012-2016)
Les approches proposées pour renforcer les obligations juridiques des plateformes
Deux grandes approches sont envisageables : soit la création d’un nouveau régime de responsabilité pour les plateformes, distinct de celui des intermédiaires techniques ; soit le maintien de la summa divisio actuelle entre éditeurs et hébergeurs, mais avec l’instauration d’une obligation de vigilance renforcée des plateformes.
La première approche, la création d’un nouveau régime, peut être mise en œuvre soit en assimilant les plateformes à des éditeurs, soit en créant pour les plateformes un nouveau régime de responsabilité entre celui des éditeurs et des hébergeurs, comme l’avait proposé le Conseil d’État dans son étude du 17 juillet 2014 sur Le numérique et les droits fondamentaux.
L’assimilation des intermédiaires à des éditeurs aurait pour conséquence d’obliger l’ensemble des plateformes (moteurs de recherche, réseaux sociaux, places de marché) à un devoir de surveillance générale a priori de la totalité des contenus, produits et services qu’ils référencent, avec un niveau de responsabilité pénale comparable à celui d’un éditeur de presse. Il serait nécessaire en outre de distinguer les plateformes actives et les simples intermédiaires techniques, et donc de dresser une ligne de partage délicate entre les différents intermédiaires. Cette approche consistant à créer à la charge des intermédiaires une obligation générale de surveillance sans notification préalable des titulaires de droits ou d’une autorité légitime, a été écartée jusqu’à présent.
La seconde option consiste à clarifier le régime de responsabilité des plateformes en maintenant la summa divisio actuelle entre éditeurs et hébergeurs, mais en assignant aux hébergeurs une obligation de vigilance renforcée.
La mise en œuvre diligente de cette obligation de moyens permettrait aux plateformes de conserver le bénéfice d’un régime de responsabilité allégé, comme c’est le cas avec la nouvelle directive droits d’auteur. Le Parlement européen a recommandé une telle clarification du régime des intermédiaires, en insistant sur la nécessité de réduire la disparité de traitement avec le monde physique, dans un rapport du 3 mai 2017 sur les plateformes en ligne et le marché unique numérique (point 31). Au-delà de ce « level playing field » qu’il appelle de ses vœux, le rapport relève que les intermédiaires peuvent lutter plus efficacement contre la contrefaçon, en prenant des mesures actives pour assurer la traçabilité et empêcher la promotion ou la distribution de produits contrefaisants, étant donné que la contrefaçon présente un risque pour le consommateur (point 59).
Les plateformes conserveraient leur régime de responsabilité limitée caractérisé par une absence d’obligation de surveillance générale en amont pour éliminer les contenus illicites (pas d’obligation de résultat), sous réserve de faire leurs meilleurs efforts pour mettre en œuvre un certain nombre de mesures de vigilance pour lutter contre les contenus illicites en général, et la contrefaçon en particulier (une obligation de moyens). Ceci notamment grâce à des outils techniques de reconnaissance déjà employés par certaines grandes plateformes numériques, dans le cadre d’une coopération avec les ayants droit. Il conviendrait donc d’instaurer un certain nombre d’obligations de moyens raisonnables à mettre à la charge des plateformes qui jouent un rôle d’intermédiaire :
- vérifier l’identité des vendeurs et communiquer cette information aux consommateurs ;
- faire les meilleurs efforts pour effectuer un traçage des flux permettant d’identifier les étapes de la chaîne de distribution, communicable aux ayants droit concernés ;
- mettre en place une procédure de notification des contenus contrefaisants, avec un délai de retrait homogène et rapide (« notice and take down »), et visant également à empêcher que des contenus déjà signalés soient remis en ligne (« stay down ») via la mise en place d’outils techniques adaptés ; •informer le consommateur que l’annonce du bien qu’il a acheté a été retirée après la vente au motif qu’elle concernait une contrefaçon ;
- communiquer aux consommateurs et aux ayants droit les mesures de vigilance mises en œuvre par la plateforme concernée, afin de permettre en toute transparence une évaluation du niveau de confiance dans les transactions sur le site concerné, et également aux ayants droit de travailler avec les plateformes à l’amélioration de l’efficacité des mesures.
Conclusion et recommandations
La Cour formule les recommandations suivantes :
- agir au sein du G7 et du Conseil européen pour faire de la lutte contre la production et le commerce de contrefaçons un axe des négociations sur le commerce mondial et des accords commerciaux entre l’Union européenne et les pays tiers (SGAE, SG MEAE, DGT) ;
- agir dans le cadre du Conseil européen pour inscrire la lutte contre les contrefaçons au nombre des priorités de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) et de l’Office européen de police (EUROPOL) (SGAE) ;
- œuvrer pour une meilleure harmonisation des dispositifs opérationnels de contrôles douaniers et réunir les conditions pour renforcer les procédures juridiques de protection des droits de propriété intellectuelle (SGAE, DGDDI) ;
- agir dans le cadre de la révision de la directive commerce électronique, pour renforcer les obligations juridiques des plateformes numériques en matière de lutte contre les contrefaçons (SGAE, DGE).
Source : rapport de la Cour des comptes
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