Le Sénat a refusé de mettre fin aux emplois familiaux des parlementaires, lors d'un vote surprise dans la nuit de mardi à mercredi. Tout en votant l'application de cette règle inédite aux ministres.
<Le Sénat ne pouvait pas faire pire pour son image. Dans la nuit de mardi à mercredi 12 juillet, une majorité de sénateurs a refusé, par un vote express à mains levées, la fin des emplois familiaux au Parlement, tout en imposant cette règle inédite aux ministres. « Je crois qu’on a fait n’importe quoi », confiait Jean-Yves Leconte (PS) à la sortie, un brin estomaqué par le vote de ses collègues, répartis sur des bancs de gauche comme de droite (d’autant plus difficiles à lister qu’ils se sont dispersés en un éclair à l’issue de la séance).
L’interdiction des emplois familiaux, payés sur fonds publics, est pourtant l’épicentre des projets de loi « restaurant la confiance dans l’action publique » (dits de « moralisation ») portés par Nicole Belloubet, nouvelle ministre de la justice, et destinés à tirer les leçons des affaires Fillon et Le Roux (l’ex-ministre de l’intérieur, dont les filles mineures ont bénéficié de contrats en pagaille). « Notre objectif est triple, venait d’exposer la ministre. Réaffirmer l'exigence de probité et d'intégrité, prévenir les conflits d'intérêts et imposer la transparence. » Elle s’est vite sentie en minorité.
La ministre de la justice, Nicole Belloubet, qui a succédé à François Bayrou © DR La ministre de la justice, Nicole Belloubet, qui a succédé à François Bayrou © DR
« L'enfer est pavé de bonnes intentions, a lancé Catherine Tasca (PS), ancienne ministre de la culture. L'affaire Fillon tient à ce que les emplois familiaux sont présumés fictifs et leur rémunération hors normes : ce sont ces abus qu'il s'agit de prévenir. Personne ne songerait à interdire à un médecin d'employer son épouse comme secrétaire. Pourquoi infliger une interdiction générale et discriminatoire ? Ceci conduira forcément à mener des investigations sans fin et à encourager la délation. » Ce terme de « discrimination » est revenu en boucle.
À droite, Philippe Adnot a même dénoncé « un texte insupportable de ségrégation », supposé pénaliser « jusqu’aux conjoints de nos petits-enfants ». Car imaginez-vous : « Si l’un de mes collaborateurs s’éprend d'une de mes petites-filles et l'épouse, il ne pourra pas conserver son emploi. C'est invraisemblable ! » Et Maurice Antiste (apparenté socialiste) de pester : « En quoi cela est-il moralement différent si on emploie un cousin ou un ami ? », deux cas de figure non visés par la loi. Dans les couloirs, les sceptiques faisaient moins de circonlocutions: « Ça ne touchera pas les maîtresses et les amants, alors… »
Quelques minutes après avoir approuvé sans ciller la prohibition des emplois familiaux chez les ministres, les sénateurs ont ainsi refusé, tout à trac, de voter cette réforme pour eux-mêmes et leurs collègues députés. Un amendement mitonné par une poignée d’élus RDSE (radicaux de gauche) a fait l’affaire, signé notamment du Marseillais Jean-Noël Guérini, plusieurs fois mis en examen.
Cette position interpelle d’autant plus que la commission des lois du Sénat avait bien adopté, il y a quelques jours, la fin des emplois familiaux pour tous (parlementaires, ministres comme responsables d’exécutifs locaux), à l’unanimité. La fronde doit-elle pour autant surprendre ? Depuis des décennies, les sénateurs ont abusé comme les députés des emplois familiaux, parfois de complaisance, voire fictifs (Mediapart a enquêté dès 2011 au palais du Luxembourg pour pointer l’ampleur du phénomène et calculé qu’un quart des députés était concerné sur le seul premier semestre 2014).
« Je considère que le vote de [ce soir] est accidentel », a tout de même réagi le président de la commission, Philippe Bas (LR), à la fin de la séance. Je serai donc obligé de demander une seconde délibération. » En clair : un nouveau vote. Le règlement du Sénat l’autorise si le gouvernement est preneur, comme ce devrait être le cas. Non pas que Nicole Belloubet se fasse un sang d’encre : l’Assemblée nationale et ses bataillons de députés acquis à Emmanuel Macron auront de toute façon le dernier mot. Et l’attitude des sénateurs doit même réjouir l’exécutif, qui n’en demandait pas tant pour apparaître novateur et ringardiser la chambre haute, où il veut réduire le nombre de sièges… Il faudra que « chacun prenne ses responsabilités en connaissance de cause », a d’ailleurs grondé Philippe Bas, en direction de ses collègues.
Leur position s’avère d’autant plus incohérente qu’ils ont rejeté en parallèle, mardi soir, deux amendements du centriste Hervé Maurey qui prétendaient, plutôt que de supprimer les emplois familiaux, instaurer un contrôle sur la réalité du travail effectué (voir ici et là). Pas un élu LR n’a voté pour, ni un socialiste, ni un « macroniste », ni un seul communiste. « Je le regrette, a déclaré Hervé Maurey. C’était le pan logique… » Interrogé par Mediapart, le questeur Jean-Léonce Dupont, l’un des trois « argentiers » du Sénat, défavorable à l’interdiction des emplois familiaux, enfonçait le clou : « La logique aurait été de voter dans la foulée l’amendement sur le contrôle du travail effectué. »
Il y a plus étonnant. En commission des lois, l’ensemble des groupes politiques s’était mis d’accord pour adoucir les conditions de licenciement des employés familiaux, en empêchant le renvoi des femmes enceintes, en créant un « dispositif d’accompagnement spécifique » et surtout en rallongeant le délai de notification, passé de quinze jours (dans le texte du gouvernement) à deux mois (après la promulgation de la loi). À quoi bon désormais ?
À la sortie, Jean-Yves Leconte (PS) débattait encore à 1 heure du matin avec sa collègue Catherine Génisson, fatiguée de « légiférer sous la pression de l’opinion publique ». « On va bientôt arriver à une société où ceux qui s’engagent en politique, ce sera les plus corniauds », s’agaçait la socialiste, médecin anesthésiste. Quant à Marie-Noëlle Lienemann, soutien de Benoît Hamon à la présidentielle, elle balayait : « Je n’ai pas pris part au vote, je ne comprends pas bien ce qui est exactement en jeu. » Beaucoup, pourtant. Source >>
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