Dans une lettre ouverte à l'humour quelque peu acide envers le "monde économique", Annick Girardin, secrétaire chargée du développement et de la francophonie, livre avec un humour doux-acide sa volonté de garder notre langue et pointe du doigt une forme de snobisme et montre l'incohérence, notamment par l'utilisation abusive d'anglicisme étant parfois des barbarismes.
Cher monde du travail,
Ne m’en veux pas si je suis un peu cash. Je voulais partager avec toi mon sentiment vis-à-vis du french speaking au sein des entreprises et administrations françaises. En ma qualité de secrétaire d’Etat à la francophonie et originaire de Saint-Pierre-et-Miquelon, petit territoire francophone d’Amérique du Nord, je suis un peu touchy sur les questions d’usage du français. Je n’ignore pas tous les apports croisés entre les langues et je suis fan de l’idée selon laquelle le français est une « langue d’accueil », qui chaque année absorbe des mots venus d’ailleurs – un « work in progress ».
Mais, quitte à ne pas être trop trendy, je déplore que notre langue française perde autant de terrain dans le business et l’administration. Par facilité ? Par snobisme ? Tu vas me dire que ce combat est has been, qu’il faut plutôt penser cash-flow que vocabulaire. Mais selon moi ces deux combats ne sont pas incompatibles. Des entreprises ayant choisi d’enseigner le français à leurs teams basées à l’étranger plutôt que de customiser la langue de Shakespeare en France en ont vu tout le bénéfice, y compris économique. D’ailleurs, nos anglicismes sont souvent incompréhensibles pour des anglophones. Est-ce que l’expression « checker ses mails » est audible pour un salarié de la City ?
Hors de nos frontières, je croise des francophones qui implémentent l’imparfait du subjonctif aussi bien que l’anglais des affaires. Et leur question est sans appel : « Pourquoi, vous Français, donnez-vous constamment l’impression de ne pas croire en votre langue ? » La 5ème langue la plus parlée au monde ! La troisième langue des affaires à l’échelon international ! Celle que parleront demain 350 millions de jeunes d’Afrique, le plus grand marché en devenir !
Soyons clairs, je n’ai rien contre le fait de drafter des to-do list, de benchmarker sans retenue, d’établir des process par confcall et de forwarder le tout avec entrain, mais j’ai un vrai feeling : cette langue française est une chance, un atout qui mérite d’être exploité. A travers un réseau unique d’Instituts et d’Alliances françaises, par ses médias à l’international et des outils numériques tels qu’iFos, la nouvelle plateforme de formation au français professionnel, la France dispose d’outils précieux pour faire vivre le français comme langue internationale et comme langue des affaires. Mais cela ne marchera que si tu es on board !
A l’occasion de notre annual-review, la journée internationale de la francophonie, je tenais à ce vous soyez totalement aware de la situation. En attendant vos feedbacks ASAP pour brainstormer avec vous!
Je note l'effet malin que la secrétaire a voulu placer en glissant,volontairement ou involontairement, des termes utilisés à différents niveaux. Ainsi elle parle de mails, apocope malvenu de "e-mails", lui-même variation débile de l'anglais emails (que j'ai volontairement mis en anglais et au pluriel, sinon ça ferait un émail des émaux ). Le terme, il faut dire dans les frontières françaises, est définitivement intégré, mais en devient parodique avec "checker ses mails". D'autres sont presque invisibles, comme "implémenter" ; je m'amuse régulièrement à épater mes collègues à rappeler que c'est du franglais, puisque le mot vient de "to implement". Idem pour "solutionner", verbe intégré depuis plusieurs siècles dans notre langue, mais qui fait encore débat de barbarisme.
Il faut dire cependant que l'on peut se cacher derrière les termes inventés par la mondialisation, surtout pour nous autre informaticien. Si on ne veut pas être has-been, mieux vaut parler depuis le début des années 2010 de Cloud, SaaS, Big Data. Quelle figure ferait-on si on se mettait parler de Nuage, Logiciel en tant que Service ou Données Massives ! Je suis d'ailleurs friand de toutes les dérivées que l'on puisse avoir avec Data : Data Scientist, Data Mining... quelles seront les prochaines trends ? Oui, j'exagère.
On parle heureusement parler librement d'impression 3D et non de 3D-printing et de développement mobile (quoique le terme "mobilité" vient principalement de mobile phone, alors que dans les rues on parlait davantage de [téléphone] portable début 2000). Parler franglais, c'est être hype, surtout quand on est commercial de SSII et qu'on n'y connaît rien, ça permet de parler la novlangue avec le client et faire croire qu'à force de mots atténués, les besoins et les ressources se touchent. Mettons bout-à-bout les inputs et les ouputs !
L'anglicisme devient presque un euphémisme ou à l'hyperbole selon qu'il se prête à la situation. Je me souviens encore de ma première task force , terme belliqueux qui me donnait l'impression de ramper dans les tranchées boueuses et de sentir les effluves du napalm au dessus de ma tête. En résumé ma prestation s'est résumé à corriger un maximum d'anomalies. Ouf ! nous échappons de plus en plus au tant décrié bug ! certains me diront que le bug est la cause et l'anomalie la conséquence. Pour ma part, je pense surtout que pour une fois, le français atténue l'anglais ! merci l'euphémisme par l'absurde !
Autre exemple, la fameuse deadline qui résonne à nos oreilles. Si nous franchissons la ligne du délai, nous sommes tous morts !
Cerise sur le gâteau, à mon goût, l'anglais s'insinue non plus dans le mot mais via le sens. Quand j'étais en stage et à mes premières missions, nous étions des prestataires [de service]. Il semblerait que ce mot soit devenu un gros mot, trop faiblard, trop franchouillard. Le prestataire ? Il est presque à terre !
Très rapidement, il a mué en consultant. Oui le mot existe en français, mais derrière cette mutation, j'imagine le consultant men-in-black bien dans ses chaussettes, éminence grise des plus grands cols-blancs, susurrant dans leurs oreilles leurs dernières analyses et les orienter sur quoi faire. Le consultant a ses lettres de noblesse, il est au conseil ce que le prestataire est au service informatique ! C'est ainsi que la plupart d'entre nous ont gagné un nouveau galon, une nouvelle brossée de la part de nos commerciaux qui nous paient à la tape à l'épaule !
C'est d'autant plus paradoxal que le client ne consulte plus depuis longtemps un consultant...
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