Qui exploite les jeunes ?
Depuis vingt ans, tous les gouvernements de droite ont toujours cru bon de reculer devant les jeunes. Et s’ils n’avaient cédé qu’à une minorité d’entre eux, manipulés par les mouvements de gauche ?
En transformant la manifestation du 7 mars en épreuve de force anti-Villepin, les syndicats d’étudiants et ceux qui les soutiennent, FO, CGT et FSU en tête, auraient-ils oublié que le véritable enjeu du débat est l’emploi des jeunes ?
On pouvait le croire en entendant ceux qui exigent le retrait du CPE réclamer d’une même voix la démission du premier ministre, la régularisation des “lycéens sans-papiers” ou protester contre la “privatisation” de Gaz de France… sans qu’émerge la moindre contre-proposition concrète visant à faciliter l’entrée des lycéens et des étudiants dans une vie professionnelle stable.
Mais est-ce vraiment la priorité des initiateurs du mouvement ?
Aucune revendication importante n’ayant abouti, depuis longtemps, sans le renfort des moins de 25 ans, tout se passe comme si le but ultime des organisations de gauche, via leurs relais du monde étudiant (lire page 16), était d’utiliser la jeunesse comme on souscrit une assurance. Pour mettre le maximum de chances de son côté, l’enjeu du débat fût-il sans rapport avec les préoccupations des intéressés…
Derniers exemples en date : les manifestations de 2003 pour la “défense des retraites” et celles de 2004 pour “la défense du service public” qui ont mobilisé presque autant d’étudiants et de lycéens que celles de 2005 contre la loi Fillon, finalement retirée !
Lointain héritage de Mai 68, qui avait contraint les syndicats ouvriers et les partis de gauche à prendre en marche le train d’une révolte qu’ils n’avaient pas davantage prévu que la classe politique d’alors ?
La leçon, semble-t-il, a été bien assimilée : “faire donner” la jeunesse est encore le meilleur moyen de ne pas se laisser déborder par elle quand on prétend incarner le changement.
Voici vingt ans que fut composée, pour la première fois, la petite musique de ce scénario récurrent devant lequel la droite – mais aussi la gauche de gouvernement, quand elle déçoit son extrême gauche – a toujours fini par céder.
Décembre 1986. Pour protester contre le projet de réforme universitaire d’Alain Devaquet, jugé trop “sélectif”, les étudiants descendent dans la rue. Le droit accordé aux universités de fixer elles-mêmes le montant de leurs droits d’inscription a mis le feu aux poudres. Drapeaux rouges, drapeaux noirs, coordinations sauvages. Au premier rang, devant les caméras, Philippe Darriulat et Isabelle Thomas sont les nouvelles stars de cette bacchanale archaïsante. Le premier, président de l’Unef-ID, a quitté le mouvement trotskiste de Pierre Lambert pour fonder, sous le patronage de Lionel Jospin, le Club Convergences, un sous-courant du PS. On le retrouvera en 1988 dans le comité de campagne du candidat Mitterrand. La seconde, étudiante à Villetaneuse où elle excelle dans l’agit-prop, entrera, en mai 1989, au cabinet du président de la République réélu avec le titre de chargée de mission pour les problèmes de la jeunesse.
Le 6 décembre, un manifestant d’origine marocaine, Malik Oussekine, est victime d’un malaise à la suite d’une charge policière. De santé fragile (il était sous dialyse), il meurt peu après. C’est le drame qui manquait aux meneurs étudiants pour transformer l’agitation en épopée, et à François Mitterrand pour reprendre la main face au gouvernement de Jacques Chirac qui, depuis neuf mois, enchaîne les réformes.
Traumatisés, les centristes de Pierre Méhaignerie sans lesquels Chirac n’aurait pas de majorité à l’Assemblée, menacent de quitter le gouvernement si la réforme Devaquet n’est pas retirée. Elle l’est quarante-huit heures plus tard, cependant que Devaquet est contraint de démissionner.
Au même moment, les cheminots de la SNCF entament une grève marathon pour protester contre la refonte de leurs grilles de rémunération. Un demi-siècle après le Front populaire, dix-huit ans après le “Printemps de mai”, la France assiste à un documentaire d’ethno-histoire. D’un côté, les cortèges bariolés de SOS-Racisme qui a récupéré le mouvement étudiant, et de l’autre, des figurants sortis tout droit d’un film de Jean Renoir.
Le 1er janvier 1987, au treizième jour d’une grève qui paralyse les deux tiers du réseau ferré et menace de tourner au cauchemar pour les Français en vacances, François Mitterrand reçoit pendant près d’une heure une délégation de cheminots CGT venus “frapper à la porte” de sa résidence de Brégançon. Forts de ce soutien providentiel, les grévistes redoublent d’ardeur et parviennent à entraîner dans leur mouvement le métro parisien.
Le 19 janvier, tout est consommé. La réforme de la SNCF est abandonnée et en prime, la réforme du code de la nationalité pourtant voté par le Parlement. La droite, battue à la présidentielle et aux législatives de 1988, ne s’en relèvera pas de sitôt, et gardera dans son inconscient la hantise de voir se renouveler, à la moindre occasion, un scénario à la Malik Oussekine…
On connaît la suite : le retrait du CIP, assimilé au “Smic jeunes”, sous la seconde cohabitation (mars 1994) ; et en 2005, celui de la réforme du baccalauréat, préparée par François Fillon et à laquelle Jean-Pierre Raffarin renoncera sous la pression des manifestants, mais aussi et surtout des syndicats de l’Éducation nationale qui menaçaient d’empêcher la tenue des examens…
Entre-temps, la participation des lycéens et des étudiants aux grandes grèves de l’automne 1995 (gouvernement d’Alain Juppé) aura eu pareillement la peau de la première tentative de réforme en profondeur du financement de la Sécurité sociale, Force ouvrière s’étant chargée d’activer ses relais trotskistes pour empêcher qu’on lui retire la gestion de l’assurance maladie, son trésor de guerre…
Quel rapport avec l’intérêt des étudiants ? Aucun, ni de près ni de loin. Mais pour les syndicats, c’est une occasion de plus d’accroître leur emprise en offrant à leurs troupes la satisfaction d’avoir fait reculer la droite…
Pour quel profit s’agissant des jeunes eux-mêmes ? C’est toute la question. On connaît depuis peu ce que le PS, s’il revient au pouvoir, propose à ceux qu’il jette dans la rue : ni plus ni moins qu’un RMI (lire page ci-contre) !
Fallait-il, pour en arriver là, se battre si fort contre le pseudo “Smic jeunes” d’Édouard Balladur ? Et comment, dans ces conditions, refuser le CPE qui, moyennant certes une période d’essai de deux ans, permet à tout citoyen de moins de 26 ans de bénéficier d’un vrai contrat de travail, sans plafond salarial, et avec des garanties supérieures à un
emploi classique (emprunts bancaires garantis par l’État auprès des banques, contrats spécifiques de location, notamment) ?
En choisissant une fois de plus la caricature (“CPE = contrat pour esclaves”, proclamaient les banderoles du syndicat Sud brandies, mardi, dans les rues des grandes villes !), la gauche démontre une fois de plus qu’entre la réalité et le fantasme, c’est ce dernier qui a sa préférence. Et que sur ce point, au moins, elle ne réussit pas si mal.
Le PS qui, naguère, prétendait que l’insécurité n’existait pas, mais seulement un “sentiment d’insécurité” exploité par la droite, prouve qu’à défaut de proposer des solutions contre la “précarité” – ce que fait le CPE, qu’on le veuille ou non – elle n’a pas son pareil pour exploiter le “sentiment de précarité” que connaissent de nombreux jeunes à la recherche d’un premier emploi.
Dominique de Villepin peut bien marteler sur tous les tons que la « vraie précarité, c’est celle que connaissent les 20 % de jeunes actuellement au chômage (contre 8 % seulement au Danemark, où la flexibilité de l’emploi est totale) et les 70 % de moins de 25 ans embauchés en CDD et licenciés au bout d’un mois », la machine à désinformer fonctionne sans ratés.
Activisme à gauche, attentisme à droite.
La preuve ? Alors qu’en janvier 52 % des Français interrogés par l’Ifop pour l’Humanité estimaient que le CPE « permettra de réduire le chômage des jeunes », les mêmes, sollicités par le même institut et pour le même journal, n’étaient plus le 2 mars, que 35 % à le penser, 66 % jugeant qu’il « risque d’accroître la précarité du travail en France ».
Parallèlement, la cote de confiance de Dominique de Villepin n’a cessé de s’éroder : 7 points de moins en mars selon un sondage LH2 (ex-Louis Harris), cependant que l’hostilité au CPE grimpe en flèche : 58 % des Français y seraient hostiles (contre 52 % en février), en particulier ceux de moins de 30 ans qui seraient désormais 63 % à en rejeter le principe (57 % un mois plus tôt).
L’activisme de la gauche est-il seul responsable de cette évolution ? Certains, dans l’entourage du premier ministre, commencent à se demander si, face à l’hostilité déclarée de la gauche et à celle, plus discrète mais non moins réelle du Medef, qui plaidait pour l’extension à tous du contrat nouvelle embauche, l’UMP, que préside Nicolas Sarkozy, n’aurait pas dû se mobiliser davantage.
Dans les circonscriptions, les tracts réalisés à Paris pour soutenir le CPE n’ont pas été très nombreux à circuler et certains députés de base ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas “jeter de l’huile sur le feu”…
Face à ce qui n’est pas encore de la mauvaise volonté mais déjà de la prudence, le premier ministre avertit d’avance ceux qui, à droite, seraient tentés de miser sur son échec : « Le recul des gouvernements dans le passé a eu des effets désastreux sur la légitimité des politiques. » (le Monde daté du 7 mars).
Autant dire que si le CPE venait à être retiré, la voie serait étroite, voire impraticable, pour qui persisterait, malgré cela, à vouloir réformer la France et débloquer la société…
Eric Branca
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