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M. Duglad Bannatynea de Glasgow, adressa le 05 dé-
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cembre dernier, la lettre suivante aux propriétaires des grandes manufactures :
Messieurs,
Tout le monde est d'accord aujourd'hui sur la question relative à l'éducation des classes inférieures, et sur l'avantage de perfectionner l’intelligence des gens de la plus humble condition. C'est ainsi que déjà depuis long-temps, chacun désirant contribuer à l'instruction du peuple, on a vu se multiplier à l'infini les classes publiques de lecture et d'écriture. Mais n'enseigner au peuple qu'à lire, c'est se borner à lui ouvrir la porte des connaissances, et lui donner une faculté inutile, s'il ne passe pas le seuil de cette porte.
Les traditions les plus reculées nous apprennent qu'on enseigna à lire de tout temps aux peuples asiatiques ; mais aucun ouvrage n'ayant été composé pour ces peuples, ils n'ont rien tiré d'utile et d'avantageux de l'enseignement qu'ils avaient reçu dans leur enfance ; nous voyons donc aujourd'hui leurs connaissances aussi bornées qu'elles l'étaient il y a deux mille ans : ils n'ont inventé ni perfectionné aucun art ; ils n'ont rien ajouté à ce qui fait le bonheur et les jouissances de la vie humaine.
On a senti d'une manière générale, dans notre pays, qu'il y avait nécessité d'utiliser la nouvelle faculté qu'on avait donnée au peuple en lui enseignant à lire, et des bibliothèques ont été fondées, augmentées, entretenues par des philanthropes généreux, et du plus haut rang, pour l'instruction des artisans et des simples ouvriers mécaniciens. Enfin, l'on n'a pas tardé à leur ouvrir des classes publiques, spécialement relatives aux arts et aux métiers qu'ils pratiquaient, à Edimbourg, à Londres, et dans une multitude d'autres villes.
Certainement cette marche progressive a été calculée très sagement, et dans l'esprit le plus profitable au bien-
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être public ; cependant mes observations et l'expérience m'ont démontré, et je n'hésite pas à le dire, que ces établissements ont besoin d'une grande amélioration, qu'ils ne produiront toute l'utilité qu'on en attend, que lorsque les mécaniciens et les ouvriers les dirigeront, les conduiront eux-mêmes, et auront des professeurs pris dans leur propre classe.
Nous avons été témoins du relâchement progressif qui a eu lieu dans les institutions dirigées gratuitement par des patrons d'un ordre supérieur, qui pourtant s'étaient montrés pleins de zèle, d'ardeur et de générosité, au moment où il s'agissait de fonder ces institutions ; et l'on se plaint déjà que les classes ouvrières reçoivent avec apathie les bienfaits dont on les comble.
Mais tout changera de face aussitôt que les mêmes individus regarderont leurs institutions comme leur propriété, indépendante de toute influence du dehors : alors on verra les mêmes hommes auxquels on reproche de la froideur et de l'indifférence, pleins d'intérêt et de chaleur pour les succès de leurs établissements. Mon assertion se fonde sur les principes constitutifs de la nature humaine.
Certes, il faut fonder, multiplier, mettre en mouvement, favoriser, soutenir par des dons, les établissements de ce genre ; il faut leur donner la vie et les entretenir dans leur enfance : mais il est une époque à laquelle il devient nécessaire de changer de marche et de moyens. Il est certain que plus les mesures des bienfaiteurs seront en harmonie avec les sentiments naturels, c'est-à-dire avec l'esprit né d'indépendance des classes ouvrières, plus le bien se développera et se consolidera.
J'ai cru nécessaire, Messieurs, de commencer par ces observations générales, avant de vous rendre compte d'une petite institution établie ici pour le perfectionne-
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ment d'une poignée d'ouvriers formant un corps particulier. L'histoire de ce modeste établissement vous montrera ce qu'on peut faire pour l'éducation des hommes du peuple, indépendamment de ce qui se fait dans de plus grandes institutions. Si je ne me trompe, cet exemple fera naître de nouveaux plans pour l'instruction populaire, plus efficaces, d'une exécution plus facile, et plus spécialement applicables aux divers buts que nous nous proposons, que ne l'ont été tous ceux qui ont été adoptés jusqu'à présent.
La compagnie du gaz de cette ville, dans laquelle j'ai de très grands intérêts, et dont j'ai été le directeur pendant plusieurs années, emploie constamment 60 ou 70 ouvriers. Douze seulement sont mécaniciens ; les autres chauffent les fourneaux ou sont employés aux ouvrages grossiers. Certainement cette réunion d'hommes offrait, en apparence, peu d'aptitude à l’étude de la science, et ; il semblait peu naturel de croire qu'on ferait naître parmi eux le désir, le besoin de développer leurs facultés intellectuelles.
En 1821, le directeur de nos travaux, M. James Nelson, fit à ces hommes la proposition de mettre en réserve, pour acheter des livres, et former une petite bibliothèque, une certaine somme, chaque mois, sur leur salaire. Il leur dit que s'ils accédaient à cette proposition, la compagnie leur donnerait un local pour établir leurs livres ; qu'elle ferait les frais de la lumière et du chauffage pendant l'hiver, afin de leur procurer tous les moyens de se réunir au soir, et en toute saison ; pour lire et faire la conversation, ce qui leur serait plus que profitable et plus honorable que de se réunir au cabaret, comme plusieurs d'entre eux en avaient l'habitude.
M. Nelson leur dit encore que la compagnie leur ferait don de 50 liv. sterling (1,250 fr.) pour acheter
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les premiers livres, et que l'emploi des fonds, ainsi que la direction de la bibliothèque et de toutes leurs affaires communes, demeureraient réservés à un comité indépendant qu'ils nommeraient entre eux, et qu'ils renouvelleraient à des époques fixes.
M. Nelson eut l'adresse d'engager quatorze ouvriers à adopter ce plan. Telle est l'origine de l'institution actuelle.
On convint d'abord que, pendant deux ans, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'on eût acquis la certitude que les membres de l'association attacheraient assez de prix aux livres pour en prendre soin, ils ne sortiraient pas de la bibliothèque, et que l'on s'y réunirait tous les soirs pour lire.
Aujourd'hui les ouvriers emportent chez eux les livres, et en 1823 ils ont commencé à ne plus se réunir que deux fois la semaine pour raisonner et s'entretenir en commun sur les lectures faites chez eux.
Le nombre des souscripteurs fut d'abord très petit, et à la fin de la seconde année il ne montait encore qu'à trente ; mais la lecture et les conversations qu'ils ont pris l'habitude de faire ensemble leur ont donné le goût de l'étude, et l'instruction qu'ils ont acquise a augmenté considérablement leur ardeur à en acquérir une nouvelle.
Ils achetèrent bientôt un atlas, et ne tardèrent pas à se procurer deux globes, l'un de la terre, l'autre du ciel.
L'un d'eux (Alexandre Anderson), menuisier, qui avait suivi pendant deux ans un cours public, commença, dans l'hiver de 1824, à leur expliquer, le lundi de chaque semaine, l'usage des globes.
Ayant fait l'épreuve de sa capacité, et s'étant très bien fait comprendre de ses camarades, il leur offrit volontairement de leur enseigner, le jeudi soir, quelques principes et quelques procédés de chimie, de mécani-
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que, et d'y joindre quelques expériences ; ce qu'il fit avec une simplicité, une clarté et une précision admirables. Enfin, secondé par l'un de ses camarades il ouvrit bientôt un cours d'arithmétique.
Voici les nouveaux arrangements qui ont été pris cette année dans l'institution.
Les membres du comité ont arrêté que chacun d'eux, à tour de rôle, ferait une lecture de sa composition, sur la mécanique ou sur la chimie, le jeudi soir, d'après les principes de Fergussonb et de Murrayc.
Le lecteur est prévenu, quinze jours d'avance. Il étudie donc son sujet, afin de le posséder à fond, et il est même autorisé à réclamer l'aide de tout membre de la société, soit pour l'éclairer, soit pour la préparation des expériences chimiques et des modèles des machines qui doivent servir aux démonstrations qu'il aura à faire.
Une chose bien remarquable, c'est que jusqu'ici aucun des membres ne s'est montré inférieur à un autre, ni embarrassé dans ses expositions et ses explications ; ce que j'attribue à l'absence de toutes prétentions, de toute affectation scientifique, et à cet esprit de fraternité qui caractérise tout enseignement mutuel ; aussi déclarai-je ne connaître aucun moyen aussi utile et aussi sûr de propager les connaissances.
L'expérience est faite et convaincante ; car, par ce système simple et mutuel d'enseignement, les membres de l'association, qui étaient plongés dans la plus profonde ignorance, ont acquis très promptement les idées les plus claires, et la connaissance la plus complète des sujets qui ont été traités ; et ceux qui ont suivi des cours plus élevés, sous d'habiles professeurs, confessent qu'ils n'ont pas fait d'aussi rapides progrès.
La soirée du lundi est consacrée maintenant à en-
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tendre les lectures que font les autres membres sur des sujets qu'ils ont choisis mais toujours dans le cercle des sciences et des arts utiles qu'ils étudient, et chacun paie sa dette avec autant de facilité, de modestie et de plaisir, lorsque son tour arrive, qu'en ont montré les membres du comité, lorsque la tâche leur était imposée.
Voici un tableau aussi utile qu'intéressant des divers sujets qui ont été traités depuis le mois de septembre 1824.
1° La solidité, le repos, le mouvement et la divisibilité de la matière. 2° L'attraction, la cohésion et la répulsion. 3° Les centres de gravité et l'expansion des métaux. 4° L'attraction et la gravitation. 5° Le magnétisme et l'électricité. 6° Les forces centrales. Tout mouvement naturel se fait en ligne droite. 7° Les pouvoirs mécaniques. 8° Le levier, la roue, l'axe. 9° La poulie. 10° Le coin et la vis. 11° L'attraction et la gravitation. 12° Les roues de carrosses. 13° Les formes primitives des cristaux. 14° L'hydrostatique.
Ces premières lectures ont été faites par les membres du comité, et celles qui suivent par les membres de l'association, et volontairement. 1° La machine pneumatique. 2° L'électricité. 3° Introduction à la chimie, et principalement au système des affinités. 4° Les propriétés de l'atmosphère. 5° Le moulin à farine. 6° L'art du mineur dans les mines de charbon de terre. 7° Observations pratiques sur les moyens de faire éclater les roches. 8° Sur les moyens de percer, de plonger, de miner, et sur les propriétés de la lampe de M. Humphrey Davyd. 9° Les globes. 10° Idem. 11° Navigation d'un vaisseau de la Tamise aux îles Orcades. 12° Nature du gaz acide carbonique. 13° Description des moyens inventés par le capitaine Manbye pour sauver les naufragés.
Les choses et les circonstances que je viens de décrire ont eu pour résultat une grande augmentation de bon-
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heur et de moralité dans le caractère des ouvriers. Le cœur et les mœurs n'ont donc pas moins gagné que l'intelligence : ce qui nous annonce quel perfectionnement social doit être le produit de ces espèces d'institutions, combien d'avantages de tout genre elles doivent assurer au pays, et combien de découvertes, d'inventions, d'améliorations seront enfantées par des esprits exercés, vigoureux, éclairés, habitués à raisonner toutes leurs actions et à se respecter eux-mêmes.
Voyant que l'institution avait déjà produit tant de résultats avantageux, la compagnie du gaz a donné à ses ouvriers un local plus spacieux et plus commode ; elle y a joint un laboratoire et un atelier, pour faciliter les expériences et la fabrication des modèles.
En 1824, les ouvriers ont construit eux-mêmes une machine pneumatique et une machine électrique. Il en est plusieurs qui passent au laboratoire et à l'atelier tout le temps dont ils peuvent disposer.
Tous nos ouvriers sont associés, à l'exception de quinze montagnards ou Irlandais, qui ont donné pour motif qu'ils ne savaient pas lire ; mais leurs camarades leur ont dit : « Unissez-vous à nous, nous vous enseignerons à lire. » Je ne fais aucun doute que la proposition ne soit acceptée.
Les règles de la société établies par les ouvriers sont simples et judicieuses.
A son admission, chaque sociétaire paie 7 sh. 6 d. (8 fr. 85 c.) Cette somme lui sera rendue s'il quitte la manufacture, ou, s'il meurt, à ses héritiers.
Chaque membre paie trois demi-penny (15 c.) par semaine. Un règlement établi cette année porte que les deux tiers de cette contribution seront affectés à la bibliothèque, et le reste au laboratoire et à l'atelier.
Ce qui prouve combien le goût de la science a fait de
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progrès, quel heureux changement s'est opéré dans les esprits et les sentiments de ces hommes, c'est qu'ils ont arrêté que les pères pourraient amener au cours leurs fils de l'âge de 7 à 21 ans.
Leur bibliothèque se compose aujourd'hui de plus de 300 volumes, dont le choix fait honneur aux membres de la société. Ils ont les OEuvres de Shakespeare, quelques uns des meilleurs poëtes, des ouvrages d'histoire et des voyages ; mais le plus grand nombre est en livres élémentaires sur les sciences.
Ils sont convenus de n'admettre aucun ouvrage sur la religion, parceque, disent-ils, « chacun de nous ayant la sienne, les uns étant anglicans, les autres presbytériens, méthodistes, dissidents, catholiques, chaque croyance voudrait avoir ses livres, ce qui nous jetterait dans des discussions sans fin, que nous devons éviter. »
J'espère, Messieurs, que ce récit vous intéressera, qu'il deviendra utile, et qu'il fera naître de nouvelles et heureuses idées sur les moyens de propager l'instruction parmi les classes ouvrières.
En effet, il me semble que l'on peut faire en tout lieu ce qu'ont fait nos ouvriers ; partout où il y a des écoles publiques (1), leur emplacement pourrait servir, une ou deux fois la semaine, aux réunions du soir, comme à loger la bibliothèque, sans incommoder les élèves, et le maître d'école pourrait rendre de grands services dans le comité. Enfin, si les fonds des élèves souscripteurs ne suffisaient pas, il est hors de doute qu'il se trouverait dans le voisinage un nombre nécessaire de bienfaiteurs, qui acquerraient par leurs dons volontaires de nouveaux droits à l'estime publique.
(1) Il n'est point de village, si petit qu'il soit, qui n'en ait au moins une.
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On adopterait dans ces petites sociétés le mode d'enseignement mutuel pour l'instruction la plus appropriée au commerce et à la fabrique du pays, et, en s'assurant des avantages particuliers, chaque localité augmenterait ainsi la masse générale des connaissances (1).
(1) Journal hebdomadaire des Arts et Métiersf, chez Sautelet, librairie, place de la Bourse.
a
Dugald
Bannatyne (1755-1842) est un industriel écossais de textile-habillement
(fabrique de bas) à Glasgow (Johnston,
Bannatyne & Co). Nommé responsable de la Poste de cette ville à partir de
1806, et secrétaire de la chambre de commerce de cette ville de 1809 à 1830, il
a soutenu le libre échange et l’abolition des Corn Laws. Par le biais de
plusieurs sociétés, il a joué un rôle important dans la construction de
bâtiments et entrepôts marchands au cœur de la ville, ainsi que dans la
distribution d’énergie. Il est l’auteur d’un essai, Observations on the
principles which enter into commerce in grain : and into the measures for
supplying food to the people : being the substance of an essay read to the
Literary and Commercial Society of Glasgow
/ by Dugald Bannatyne John Smith and son, Glasgow, 1816.
b S’agit-il du célèbre poète écossais ?
C’est peu probable.
c Il s’agit sans doute de Lindley Murray (1745–1826).
Juriste new-yorkais, il quitta l’Amérique après la Révolution de 1776, car
présenté comme un loyaliste envers l’Angleterre. Dans ce pays, il devint
célèbre pour ses onze manuels scolaires à succès dans les deux pays (en
particulier son English Reader, de 1815 aux années 1840).
d en
réalité, Humphry Davy (1778-1829), célèbre physicien et chimiste britannique,
notamment inventeur de la lampe de sûreté pour mineurs.
e Le capitaine George William
Manby (1765-1854) a été l’inventeur anglais du « Manby mortar »,
c’est-à-dire un lanceur de câble permettant de sauver les marins en cas de
naufrage. Il fut ensuite l’inventeur de l’extincteur.
f La lettre présentée ici est donc issue du Journal hebdomadaire des Arts et Métiers, de la Fabrique et de la Mécanique-pratique, des Découvertes, Inventions, Perfectionnemens, Procédés utiles ; de l’Industrie et de l’Economie manufacturière, commerciale, rurale et domestique de l’Angleterre, etc. Ce journal, créé en 1824, sous la propriété de Charpenay, dirigé par Martial Sauquaire-Souligné, (Charpenay et Sautelet, Paris), publie des articles liés à l’Angleterre. M. Sauquaire-Souligné a participé à la rédaction de plusieurs journaux politiques et littéraires (Revue Encyclopédique…).